vendredi 21 mai 2010

Ténèbres, prenez-moi la main, de Dennis Lehane


Il y a huit jours, à l’occasion d’une vengeance aveugle, je vous avouais avoir mélangé les souvenirs de deux lectures : Instruments des Ténèbres de Nancy Huston, et Ténèbres, prenez-moi la main de Dennis Lehane. J’avais illico relu Instruments des Ténèbres. Pour mettre un terme définitif à toute possible confusion future, je viens d’également relire Ténèbres, prenez-moi la main.

Pour tout dire, ce qui m’a le plus motivée n’était pas d’en finir avec ma méprise, mais plutôt Shutter Island. Car ce récent film de Scorsese est tiré d’un bouquin éponyme du même Dennis Lehane, à qui l’on devait déjà le livre à l’origine du Clint Eastwood Mystic River. Or depuis la sortie ciné de Shutter Island, il ne se passe pas une semaine sans que je subisse au moins un trajet de transport en commun comprimée contre des lecteurs (enfin, que des lectrices jusqu’à présent pour être exacte) absorbés par ce bouquin, alors ça me titillait de le lire à mon tour mais, comme en même temps j’ai ma fierté qui me pousse à si possible ne pas lire le bouquin que tout le monde lit au moment où tout le monde le lit juste parce qu’il a été adapté au ciné avec Dicaprio, d’autant plus que les lectrices en question m’ont semblé dans l’ensemble plus jeunes que moi ce qui a naturellement renforcé ma défiance, j’ai jusqu’à présent résisté à l’envie de l’acheter. Pourtant ça me démangeait de plus en plus. Lire un autre Dennis Lehane me sembla donc être un bon compromis.

Bref.
Ténèbres, prenez-moi la main est un polar. Très noir par moments, mais dans l’ensemble pas tant que ça, même si certains crimes et répliques sont abominables. Mais disons qu’un certain détachement dans le ton ainsi qu’un prologue dévoilant beaucoup trop n’autorisent pas à lire tout premier degré ni à se sentir complètement imprégné de l’intrigue.
C’est aussi une suite, puisque c’est le deuxième d’une série de cinq polars où Lehane met en scène un couple d’amis détectives : Patrick Kenzie et Angela Gennaro. Nul besoin d’avoir lu le premier cependant pour suivre l’histoire.
La question est donc : ces deux détectives et l’enquête qu’ils mènent dans Ténèbres, prenez-moi la main donnent-ils envie de s’acheter les 4 autres bouquins où intervient le duo, et tant qu’on y est Mystic River et Shutter Island, et tant pis si la couv de ces deux-là est désormais celle des films, et tant pis si cela implique affronter les mêmes jaquettes que tant d’autres lectrices dans le RER ?
Ma réponse serait à la rigueur, mais rien n’urge non plus à ce moment-là…
Parce que la lecture n’est pas désagréable, l’intrigue est plutôt accrocheuse, le style efficace, cependant il m’a manqué des personnages plus charismatiques, moins oubliables.


Attention, la suite de ce post dévoile des infos capitales sur le contenu du bouquin !


De cette lecture je retiens que dans mon best-seller :

J’éviterai d’abuser des comparaisons et métaphores.
Ça, c’est typique des écrivains américains ! A croire que 90% d’entre eux ont participé aux mêmes cours d’écriture où on leur a appris que pour faire pro il faut sans cesse recourir à l’analogie tarabiscotée. Vous n’avez pas cette impression ? La preuve par l’exemple, avec ceci que l’on trouve en page 30 :
À mon réveil, une méchante brise glaciale pareille au souffle d’un dieu puritain s’insinuait en sifflant par les fissures sous mes fenêtres. Le ciel était pâle et dur comme le cuir d’un gant de base-ball (…) et le soleil voilé s’efforçant de percer l’étendue figée des nuages ressemblait à une orange piégée sous la surface d’un étang gelé.
Vous vous les représentez, vous, le souffle du dieu puritain, le ciel « pâle et dur comme le cuir d’un gant de base-ball » et le soleil ressemblant « à une orange piégée sous la surface d’un étang gelé » ?
Et il y en a tant d’autres ! J’ai savouré celui-ci, en page 101 :
La lune voilée ressemblait à ces blocs de glace d’où émanent des vapeurs blanchâtres, et l’air était imprégné d’odeurs semblables à celles qui flottent généralement après un match de football entre lycéens, le soir.

Bon alors là, c’est peut-être parce que je ne suis ni américaine ni garçon mais je dois dire que les odeurs d’après « match de football entre lycéens, le soir » ne m’évoquent pas grand-chose d’intéressant…
Mais ce n’était pas encore mon préféré. Mon préféré, je l’ai trouvé page 127 :
Le hall sentait l’ammoniaque, le solvant au pin et la sueur intellectuelle accumulée depuis deux siècles – un parfum de connaissances cherchées et de connaissances acquises, de grandes idées conçues sous la lumière poudreuse d’un soleil fragmenté se déversant par un vitrail.

Ah, le parfum de la sueur intellectuelle, des connaissances et des « grandes idées conçues sous la lumière poudreuse d’un soleil fragmenté se déversant par un vitrail », c’est, comment dire, ah voilà que je ne trouve pas mes mots, hum, mettons, légèrement fumeux non ?

Je ne m’efforcerai pas de varier mes verbes à tout prix.
Dans mon post Hubert Reeves, Einstein, l'âge et la force des convictions déjà, je faisais l’éloge du verbe « dire ». Bien sûr je ne prétends pas qu’il est toujours mieux de « dire » plutôt que d’« acquiescer », de « rétorquer », de « répliquer », etc., simplement des fois on sent trop les efforts d’un auteur essayant par tous les moyens d’éviter une répétition de verbe.
Un petit exemple page 181 :
- On a un problème, fit ce dernier.
- Peut-être un petit problème, renchérit Devin, ou peut-être un gros.
- Et c’est… ? s’enquit Angie.
- Asseyons-nous d’abord, déclara Oscar en repoussant son assiette.
Un autre page 273 :
- Les gens qui nous connaissent savent qu’on s’évite depuis une bonne dizaine d’années, Patrick, objecta Phil. (…)
- Mais vous étiez proches avant ? lança Bolton.
- Comme des frères, répondit Phil (…).
- Pendant longtemps ? reprit Bolton.
- Du berceau jusqu’à… disons, nos vingt ans, précisa Phil.
Je ne dis surtout pas qu’il faudrait tous les remplacer par le verbe dire, mais vous ne trouvez pas que ça fait laborieux, que ça perturbe légèrement le rythme de lecture ?
Dubitatifs ? Peut-être cette réplique-là (p. 36) vous convaincra-t-elle :
- Ouuuh, ulula Bubba.

Franchement si tout œil ne tique pas sur cette surabondance de « u », je ne suis plus experte en best-sellers moi ! Sans compter que l’image n’est pas tellement appropriée : si le Bubba en question a beaucoup du petit ourson du même nom, il ne tient en revanche rien de l’oiseau de nuit…

J’adopterai les fins de chapitres judicieusement placées.
Ah il sait y faire Lehane, y’a pas à dire. On est pépères en train de suivre une petite conversation gentillette entre un détective ou deux, un flic ou deux, un mafieux ou deux, rien de très palpitant, et là paf !, une phrase vient tout bouleverser. Et du coup paf !, on change de chapitre. Im-pos-si-ble de refermer ce bouquin à la fin d’un chapitre. Pas toujours d’une grande finesse, mais d’une efficacité imparable !

Je me trouverai un éditeur endurant.
C’est-à-dire un éditeur qui relira mon bouquin jusqu’au bout, plutôt que de laisser coquilles orthographiques et mots manquants s’accumuler sur les 100 dernières pages.

J’éviterai d’attenter à la patience de mes lecteurs.
Quand le héros croise un type et qu’on lui fait remarquer que ce type aurait été super canon s’il avait été une nana, et que quelques pages plus loin, dans un van du FBI, il voit la photo d’un type qu’il lui semble reconnaître et dont il se dit que les traits sont ceux d’une jolie nana, nous lecteurs ne pouvons qu’aussitôt faire le rapprochement. Bien sûr cet idiot de héros non. Et ça nous agace. Quand en plus il tourne autour du pot, notre patience commence à atteindre ses limites :
J’avais la certitude de l’avoir déjà vu, mais impossible de le remettre.
Je songeai à différentes possibilités :
Dans la rue. Dans un bar. Dans un bus. Dans le métro. Au volant d’un taxi. Au club de sports. Au milieu de la foule. Pendant un match. Dans une salle de cinéma. À un concert.
Grrrrrr…
Quand après de longs errements le héros a enfin une révélation et parvient à faire le lien entre les deux types, loin d’être subjugués par la perspicacité de notre héros détective, on est surtout consternés…

Je tolérerai qu’interviennent quelques femmes normales.
Car si chaque femme que le héros croise est l’une des plus belles femmes qu’il ait jamais vues, on se demande où sont toutes les autres et si le jugement du héros est fiable en la matière.

J’adopterai le scénario à rebondissements.
Parce que c’est tout de même ce qu’on attend d’un polar : du suspense, de fausses pistes et des surprises. Mais du coup je ne ferai pas de prologue se déroulant après le récit et donnant 5 noms de personnes survivantes, parce qu’alors on sait que les morts et les méchants ne compteront pas au nombre de ces 5 noms-là, ce qui réduit énormément les possibilités et par la même occasion le suspense.

Je ferai un méchant digne de sa réputation.
Quand on nous fait miroiter en début de bouquin l’intervention d’un tueur si démoniaque que l’on n’ose même pas le nommer, on se prépare aux grands frissons. Alors quand le méchant se révèle être un homme qu’on a trouvé plutôt brave type pendant tout le bouquin et qui dans les dernières pages se fait tuer plutôt facilement, on crie à l’arnaque !

J’éviterai la scène du « je t’aime » bouleversant...
… si c’est pour que le héros, qui en l’occurrence découvre l’amour, découvre ce que c’est d’entendre « Je t’aime » et de le dire à son tour en le pensant, d’aimer et de se sentir aimé, qui découvre un sentiment qu’il dit n’avoir jamais éprouvé jusqu’alors, soit irrésistiblement attiré par une autre femme cent pages plus loin et oublie aussi sec celle qui avait fait l’objet de ces sentiments prétendument uniques.
D’autant plus pathétique quand le héros se veut porteur d’une morale irréprochable, à grand renfort de discours du genre :
Il y a déjà assez de malveillance comme ça chez le type normal qui se lève chaque matin pour aller bosser et se prend pour quelqu’un de bien alors que si ça se trouve, il trompe sa femme, entube ses collègues, ou reste persuadé, tout au fond de son cœur, de l’infériorité d’une ou deux races.
La plupart du temps, notre capacité de rationalisation étant ce qu’elle, il n’a jamais conscience du dilemme. Et il peut quitter cette terre en se croyant bon.
Je pourrai faire pareil, toutefois, si je veux mettre mon héros face à ses faiblesses et contradictions et les rendre intelligibles au lecteur. Mais alors il faut que cela se ressente. Si le lecteur ne comprend pas où l’auteur veut en venir, l’auteur doit partir du principe que c’est lui qui ne s’est pas correctement fait comprendre…

>> Ténèbres, prenez-moi la main, de Dennis Lehane, VF, traduction Isabelle Maillet, Rivages Noir, 2002, 512 pages.

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