mardi 31 août 2010

La physique des catastrophes, de Marisha Pessl



L’histoire 
La jeune Bleue Van Meer, surdouée et sur-cultivée grâce à l’éducation d’un père charismatique, érudit et idéologue, vit le monde à travers lectures, citations, références, tantôt Jane Eyre, tantôt Emily Dickinson. Mais un jour elle se retrouve témoin d’un drame.

Attention, la suite de ce post dévoile des infos capitales sur le contenu du bouquin !

Ma lecture 

J’ai abordé ce bouquin avec trois préjugés favorables. Le premier car l’héroïne se prénomme Bleue, ce qui me l’a rendue d’emblée sympathique, pour des raisons qui ne regardent que moi. Le second parce que l’auteur, Marisha Pessl, pas loin d’être aussi jeune que son héroïne lors de l’écriture de ce roman, s’adonne régulièrement au cor d’harmonie, ce qui me l’a également rendue d’emblée sympathique (là encore pour des raisons qui ne regardent que moi, même si toute personne dotée d’une oreille valable ne peut que se ranger à mon a priori favorable). Le troisième car ce bouquin est la preuve par l’exemple du bien-fondé de ce blog : Bleue Van Meer vit de lectures, le récit est découpé en chapitres portant chacun le titre d’un classique différent (Les Hauts de Hurlevent, Madame Bovary, Moby Dick, Cent ans de solitude, Le Procès…), si bien que la table des matières ne s’appelle pas « Table des matières » mais « Lectures obligatoires ». Les références à des bouquins (ou thèses ou films ou œuvres d’art en tous genres) sont légions, que ces bouquins existent réellement ou non d’ailleurs ; les personnages empruntent leurs noms à ceux de livres ou films (Bleue et son père s’appellent « Van Meer », nom qui rappelle celui de Van Veen, héros de Ada ou l’ardeur, livre de Nabokov maintes fois cité dans La physique des catastrophes, un autre personnage s’appelle d’ailleurs Ada, et le personnage féminin pivot du livre s’appelle Hannah, presque comme l’Anna de L’avventura d’Antonioni, avec qui elle n’est pas sans autres points communs) ; et la jeune Bleue s’appuie sur une profusion de citations pour nous raconter son histoire. Cerise sur le gâteau, elle tourne en ridicule un ressort à la deus ex machina que j’avais moqué ici à l’occasion d’un post sur L’échiquier du mal, de Dan Simmons : quand Bleue se retrouve perdue en forêt, elle se dit : « Je me rendais compte qu’il était aussi peu probable que je trouve des campeurs équipés d’une radio qu’une Jeep Wrangler neuve dans une clairière avec les clés sur le contact et le réservoir plein. » Pour rappel, les héros de Dan Simmons, eux, dans une situation similaire, trouvaient non seulement la Jeep neuve avec les clés sur le contact et le réservoir plein, mais également le pack de canettes de bière !
Bref, d’emblée une amie de lire-pour-écrire.
Et à part ça ? A part ça, dans l’ensemble, La physique des catastrophes fonctionne pas mal du tout. Bleue est un personnage original et bien tracé, son esprit virevoltant, sa curiosité intellectuelle, sa réflexion par références et comparaisons pleines d’imagination séduisent, son discours d’ado surdouée et néanmoins pétrie de certitudes convainc. Le récit est habilement construit, très maîtrisé, pensé, documenté, travaillé. Le style est saturé de satire et d’humour. Et, l’érudition abasourdit. Jusqu’à l’écoeurement parfois. Toutes ces références bibliographiques, souvent drôles, à la longue usent, on en oublie Bleue pour deviner l’auteur, Marisha Pessl, dont on se demande alors si son but était d’étaler sa fantastique culture, ou bien de se cacher derrière des auteurs confirmés plutôt que d’oser ses pensées propres. Et parfois on ne voit plus ni Bleue ni Marisha Pessl, mais citations-du-monde.com, et là c’est franchement dérangeant. Idem pour les omniprésentes comparaisons et métaphores : au début amusantes car si originalement imagées et fantasques (« Papa attrapait les femmes comme certains pantalons en laine attrapent les peluches. » ; « Il m’interrompit d’une voix joyeusement officielle, tel un gérant de magasin sortant de son bureau pour m’annoncer que je devenais à compter de ce jour une cliente privilégiée » ; « Le manteau s’échoua sur son bras comme une gracieuse secrétaire en pâmoison » ; « ses gros pieds cramoisis posés sur le coussin en velours grenat comme des travers de porc servis à un roi »), elles finissent par lasser, détourner de l’intrigue, si omniprésentes qu’on ne peut jamais être dans l’action pure. (Je vous ai déjà dit ce que je pensais de ces écrivains américains qui ne peuvent écrire un paragraphe sans recourir à ce genre de descriptions imagées, souvenez-vous, quand je vous parlais de Ténèbres, prenez-moi la main de Dennis Lehane. Qui signerait une pétition anti-cours de creative writing avec moi ?…)
C’est peut-être la longueur du bouquin qui veut cela. Plus de 800 pages pour une histoire à l’intrigue non pas inexistante mais secondaire (ce qui n’est pas forcément un mal, les scènes de suspense et d’action ne sont pas les plus convaincantes, et celles où l’héroïne exprime de la peur n’en suscitent aucune à la lecture), c’est beaucoup. L’écriture de Marisha Pessl a beau être enlevée et explosive, les longues digressions agacent. Peut-être le bouquin aurait-il gagné à faire un tiers de pages en moins. Cette longueur est d’ailleurs surprenante, pour un premier roman (car il s’agit d’un premier roman, que l’auteur a publié non pas à 60 ans, comme Sam Savage et son Firmin, mais à 26 ans). Preuve qu’il ne faut pas écouter ceux qui disent qu’un éditeur ne publiera jamais un manuscrit de 800 pages, à moins que l’auteur s’appelle Stephen King ou J.K. Rowling, qu’en tout cas aucun éditeur ne publierait un premier roman dont la longueur excessive signifierait coûts de production élevés et risque de rebuter les lecteurs ? Pas forcément. Car, si La physique des catastrophes est un premier roman, il témoigne d’une indéniable maîtrise narrative, au style ébouriffant et qui en prime nous apprend plein de choses, ce qui n’est jamais déplaisant. Parions que l’on réentendra vite parler de Marisha Pessl…


Pour mon best-seller j’en retiens que :

 
J’exigerai une couverture cohérente. 

Encore une couv française qui laisse pantois : photo et quatrième de couv donnent à penser que l’histoire va être celle d’une toute jeune ado (fillette même à voir la photo), alors que Bleue Van Meer entre en dernière année de lycée. Ok on est aux USA et les américains ont une vision toute particulière de l’enfance (une fille de la promo de Bleue parle du jour de la remise des diplômes de fin d'études secondaires comme « du dernier jour de son enfance ») mais tout de même.

Je jetterai mes premiers romans. 

Marisha Pessl dit avoir rédigé et jeté à la corbeille tant ils ne lui convenaient pas un roman noir puis une sorte de roman sudiste avant de proposer à la publication La physique des catastrophes. Bon calcul, qui lui permet de se présenter avec un premier roman abouti, maîtrisé, loin du galop d’essai. Évidemment, il faut pour cela avoir une écriture productive : combien peuvent se permettre, à 26 ans comme à tout âge, de jeter deux manuscrits pour ne publier que le troisième et meilleur …

Je travaillerai mes personnages secondaires. 

Quel dommage que ne gravitent autour d’un personnage principal si riche et original que des archétypes américains. Quel dommage qu’en plus ces archétypes n’aient pas leur discours propre, mais s’oublient tous parfois à parler de la même et si singulière façon que Bleue, à grand renfort de citations de bouquins et de formules à l’emporte-pièce ! (Milton, tombeur de ces demoiselles au QI de misère, cite Argos, chien d’Ulysse dans L’Odyssée ; Miss Brewster, dernière d’une série de conquêtes rivalisant de bêtise pathétique du père de Bleue, entre deux inepties et réactions hystériques et puériles lâche des vérités comme : « Les gens vaniteux ne se pendent pas. Ils se plaignent, ils gémissent, ils font du bruit, mais ils ne se passent pas la corde au cou. »)

Je dévoilerai le nœud de l’intrigue dès l’introduction… 

… si, comme Marisha Pessl, je n’arrive pas à faire autrement qu’écrire plus de 500 pages avant d’en arriver à une scène d’action. Parce que laisser entendre aux lecteurs qu’il va y avoir un drame sera peut-être alors mon seul espoir de retenir leur attention jusque-là. Bien sûr, j’essaierai tout de même plutôt de rentrer plus rapidement dans l’action afin de ne pas avoir à employer ce genre de ressort.

Je penserai à ceux de mes lecteurs qui me lisent avec attention… 

Et donc, je ne prétendrai pas écrire une histoire à fin ouverte, comme dans la littérature ou le cinéma européens, quand je parsème mon récit d’indices sur la plus plausible des fins, par exemple en ne parlant d’un des personnages clés qu’à l’imparfait (comment, ce personnage dont l’héroïne ne parle qu’au passé meurt ou disparaît ?, mais quelle surprise !!), comme dans les romans ou films à gros budget américains.

… Et je penserai à ceux de mes lecteurs qui ont cru à mon histoire. 

Ainsi je ne conclurai pas un récit raconté depuis la première page par l’héroïne, à la première personne, par un épilogue à la troisième personne où l’auteur s’adresse à ses lecteurs en prenant un recul ironique sur l’ensemble de l’histoire. C’est drôle et cela met en exergue certains détails de l’histoire qui pourraient avoir échappé aux moins attentifs des lecteurs, mais ça brise le lien qu’à la lecture nous pouvions avoir noué avec certains personnages et que nous aurions sans cela pu garder intact.
Mais là encore, gageons qu’il s’agit de l’hésitation d’une jeune auteur à se prendre au sérieux. Ce qui nous fait redoubler d’impatience de lire d’autres Marisha Pessl, plus affirmés !

>> La physique des catastrophes, Marisha Pessl, Folio Gallimard, 822 pages, 2009, traduction française Laetitia Devaux

jeudi 26 août 2010

Un roman russe, d’Emmanuel Carrère



L’histoire
 

Autoanalyse d’Emmanuel Carrère sur deux années de sa vie, qui le voient se rendre dans la petite ville de Kotelnitch, en Russie, pays de ses ancêtres maternels, sur les traces d’un hongrois qui y resta prisonnier plus de cinquante ans après la fin de la Seconde Guerre Mondiale, mais qui le voient aussi s’interroger sur les ombres de sa famille, sur son rapport avec la langue russe, avec l’écriture, sur une passion qu’il vit et  dont il écrit qu’il s’agit d’amour.

Attention, la suite de ce post dévoile des infos capitales sur le contenu du bouquin !

Ma lecture 

Ce roman russe n’est pas un roman mais une autobiographie, bien écrite, bien construite aussi, croisant avec aisance des tranches de la vie familiale, professionnelle, amoureuse de Carrère, le tout délivré sans réserve, sans tabou. Et sans pudeur. A ce point que rapidement un malaise s’installe. Si dès l’incipit Carrère nous fait les voyeurs de l’un de ses rêves érotiques, le malaise vient plutôt de ces paragraphes où il s’adresse en les tutoyant à sa (véritable) compagne de l’époque, ou à sa (véritable) mère. Rien ne nous est caché, normal puisque dans ce livre Carrère tente de se défaire d’un secret familial qui lui pèse, c’est donc un livre qui se veut anti-secrets, oui mais souhaitons-nous être invités dans tant d’intimité ? Pouvons-nous oublier qu’il nous livre non seulement son intimité mais également celle de personnes qui lui sont ou lui étaient proches, y compris dans les moments les moins glorieux pour elles ?
Le malaise vient aussi de la personnalité de Carrère, suffisant, définitif, dérangeant. C’est bien le problème de la forme autobiographique, on s’offre au jugement des lecteurs. Or pour moi cela a coincé.
Notamment dans son récit de sa relation avec Sophie, cette femme dont il répète tant qu’il l’aime, mais avec qui sa relation semble tenir davantage de la passion physique narcissique, exhibitionniste, destructrice, possessive, malsaine, sadique. Ses descriptions et analyses de leurs déchirements amoureux sont les passages qui peut-être résonnent le plus en nous, ceux auxquels il est le plus aisé de s’identifier. Mais également ceux qui donnent de l’auteur l’image la moins flatteuse, jusqu’à la gêne. Quand il parle de Sophie il écrit : « J’aime le regard des commerçants, des clients du café sur elle, sur sa beauté. (…) J’aime qu’on m’envie parce que c’est moi qu’elle aime. » Il dit plus loin qu’il aime se montrer auprès de ses amis avec elle, sentir que les hommes de son entourage l’envient, jusqu’à ce que survienne « le moment, à table, où quelqu’un demande à Sophie ce qu’elle fait dans la vie et où elle doit répondre qu’elle travaille dans une maison d’édition qui fait des manuels scolaires, enfin parascolaires. (…) J’aimerais mieux qu’elle puisse dire : je suis photographe, ou luthière, ou architecte ; pas forcément un métier chic ou prestigieux, mais un métier choisi, un métier qu’on fait parce qu’on aime ça. Dire qu’on fait des manuels parascolaires ou qu’on est au guichet de la Sécurité Sociale, c’est dire : je n’ai pas choisi, je travaille pour gagner ma vie, je suis soumise à la loi de la nécessité. (…) Pour moi qui dépends si cruellement du regard des autres, c’est comme si elle se dévaluait à vue d’œil. » Certes c’est honnête, direct. Mais bon…
Carrère s’agace aussi que Sophie utilise des expressions comme « je pose une semaine de congés », que ses amis en utilisent d’autres comme « sur Paris ». Mais il aime l’imaginer faisant une grande randonnée, pense à la chance des hommes qui alors la croiseront, quand normalement sur les chemins de GR « on ne croise que des moches », se réjouit de la fierté qu’elle éprouve quand, un soir où elle dîne dans un gîte, il l’y appelle de Russie, pour l’ahurissement des tablées.
Il est fier aussi de leur entente sexuelle, fier qu’elle affiche un visage de « femme bien baisée », fier d’être l’homme qui lui donne cette expression. Il en est si fier qu’il décide de la donner à voir au monde, en lui rédigeant un texte érotique qui sera publié dans un supplément du journal Le Monde au cours de l’été 2002, un texte rédigé à la deuxième personne du singulier, qu’il conçoit comme une déclaration d’amour ultime mais qui n’aura pas exactement les retombées qu’il en espérait.
Il réfléchit à cet échec, se remet en question, se dit qu’il a défié les dieux en se croyant autorisé à faire des paris sur l’avenir, s’interroge sur l’acte pour un écrivain d’offrir ses proches en pâture au public. Et récidive aussi sec en livrant en conclusion de son Roman russe une lettre très personnelle à sa mère.
On pensait bien avoir senti, au fil du bouquin, que c’était à sa mère que tout ceci s’adressait. Mais, comme le lui dit une amie vers le milieu du livre, n’est-il pas légèrement immature « de sortir sa bite comme ça devant parents et enfants » ? J’ajouterais : n’est-il pas encore plus immature de le faire en prenant à témoin le reste du monde ?
Beaucoup de malaise donc. Cependant un malaise qui tient surtout au fait qu’il s’agit d’une autobiographie, impudique, et non d’une fiction. Au fond c’est Carrère, l’homme, qui m’a dérangée. Car Carrère l’écrivain est plus que convaincant. L’analyse des sentiments, revisités avec le recul de quelques années, est souvent subtile, servie par cette introspection jusqu’au-boutiste. Certains passages, notamment en Russie, sont somptueux, et l’écriture pour l’essentiel est pure et belle. Cela aurait été de la fiction que j’en serais peut-être ressortie bouleversée.

J’en retiens que pour mon best-seller :

 
Je m’inspirerai des romans de gare. 

Carrère estime que son récit pornographique publié dans Le Monde et restitué ici est « performatif », dans la mesure où, à l’image de la phrase « je déclare la guerre » qui aussitôt prononcée implique que la guerre est de fait déclarée, lorsque lui écrit « tu mouilles » cela aussitôt « fait mouiller ». Pense-t-il. Ce qui est proprement incompréhensible, venant d’un écrivain qui situe d’innombrables actions de son Roman russe dans des trains ou des gares. Ne s’est-il donc jamais abaissé à feuilleter un des romans à deux sous qui y pullulent et qui lui auraient donné quelques clés sur ce que veulent les femmes ? N’a-t-il jamais non plus eu la chance de regarder A la poursuite du diamant vert, où la trop rare Kathleen Turner s’émoustille et pleure d’émotion en rédigeant des scènes de passion fougueuse à destination d’un public féminin ? Proprement ahurissant étant donnée sa génération ! Et bien dommage pour lui ! Et, plus encore, pour ses lectrices…

En revanche je ne m’inspirerai pas forcément des films racoleurs. 

Vous savez, ces films qui commencent par une scène de sexe très explicite qui n’apparaît pas vraiment justifiée dans l’histoire. Par exemple, la première scène du par ailleurs très regardable 7h58 ce samedi-là de Sidney Lumet. Côté bouquins, si on comprend bien la scène initiale du Baise-moi de Virginie Despentes, on comprend moins le besoin de Carrère d’amorcer son récit par cette description d’un rêve érotique. Choix qu’il semble expliquer cependant vers le milieu du bouquin, où il écrit que « lorsqu’il y a du cul on lit jusqu’au bout, c’est comme ça ». J’ai lu jusqu’au bout. Pas forcément pour ces raisons-là. Mais une technique en valant bien une autre, peut-être se trouvera-t-il parmi vous des volontaires pour choisir de l’imiter...

>> Un roman russe, Emmanuel Carrère, Folio Gallimard, 398 pages, 2008

jeudi 5 août 2010

Ken le survivant : histoire d’un doublage français


C’est l’été et c’est mon blog, deux bonnes raisons pour que je m’autorise à parler de (presque) n’importe quoi.
Par exemple de l’écriture d’une série animée japonaise des années 80 et de son doublage français adulé autant que controversé. Il s’agit, vous l’avez deviné (n’est-ce pas ?), de Ken le survivant (Hokuto No Ken), diffusé au Club Dorothée de 1988 à 1990, puis sur la chaîne Mangas dans les années 2000.

Rappel du contexte : dans les années 80 le Club Dorothée fonctionne à plein, pour l’alimenter AB Productions achète du dessin animé japonais au kilomètre, sans être trop regardant sur le contenu. Jusqu’à ce que le CSA et une équipe de 6/7 doubleurs considérant leur éthique chahutée s’en mêlent, à propos d’un des derniers japanim’ en date : Ken.
Ken est une synthèse du Bruce Lee de La fureur de vaincre et du héros de Mad Max, évoluant dans un univers apocalyptique post-destruction nucléaire, théâtre d’affrontements entre seigneurs de guerre à tendance punk au détriment d’une population misérable et famélique. Au fil des épisodes, il se profile comme Le Sauveur qui, par sa superbe maîtrise de l’art martial Hokuto, pourra remettre de l’ordre dans ce chaos.
Se singularisant par des scènes de violence abondantes, explicites et d’une esthétique inédite autant que percutante (corps se disloquant en jets de lumière), Hokuto No Ken fut réservé au Japon à un public de plus de 16 ans. Mais se retrouva en France, par la légèreté des décideurs d’AB Productions, diffusé aux enfants regardant Dorothée.
Les doubleurs français, Philippe Ogouz (comédien doublant Ken) en tête, n’acceptèrent de s’associer à cette série qu’ils jugeaient ultra-violente et même nazie (ils reconnaissent qu’à cette époque, dans le métier, un certain mépris à l’égard des dessins animés japonais était de mise) qu’à la condition d’avoir carte blanche pour s’éloigner des dialogues d’origine. Le directeur de leur société de doublage (la SOFI) accepta, l’accueil des enfants parut favorable, personne ne broncha chez AB ou chez Dorothée, et les improvisations de doublage délirantes s’enchaînèrent pendant plus de 90 épisodes avant que le CSA ou des associations familiales ou on ne sait qui au juste obtienne l’interruption de la diffusion de Ken, au beau milieu d’une saison.
Mais le mythe était créé, l’extravagance du doublage ayant contribué à faire de ce manga un ovni culte du PAF, les fans français restant divisés entre les réjouis de l’humour né du décalage entre situations visuellement saisissantes et dialogues ostensiblement second degré, et les puristes pourfendeurs de sorties irrespectueuses de la série.

Car dénaturation de l’œuvre originale il y eut.
Le générique, braillant : « Ken, survivant de l’enfer | Ken, souvent croise le fer (…) | Héros du futur il fait respecter la loi | Il est l’héritier des plus grands maîtres chinois », ne nous incitait déjà pas à une lecture premier degré - cela dit, un seul anime japonais de l’époque bénéficia-t-il d’un générique décent ?... Reste que pour Ken c’est surtout le doublage qui estomaquait, mêlant voix de méchants surjouées à l’extrême et dérapages verbaux généreusement prodigués, comme dans cette scène dramatique où l’on entend Ken commenter : « Les temps comme les œufs sont durs, et la bêtise n’a pas de limite ».
Ce qui n’avait pas de limite, c’était bien entendu le contrepied avec lequel ces doubleurs avaient choisi d’aborder la série. Dans une interview accordée à l’équipe du site Mangas 2000, Philippe Ogouz explique qu’ils faisaient des sortes de concours, lançant au hasard un mot que chacun tentait d’être le premier à placer : « on disait par exemple "tasse à café". (...) Alors c’était dément parce que d’un seul coup Ken arrivait : "j’irai sur la planète, mais avant je prendrai une tasse de café" ».
Le stoïque et désabusé Ken en vécut d’autres, par exemple cette scène où, lyrique, il avertit un ennemi : « Je suis ton juge et je serai ton bourreau. », pour sitôt après entendre sa future victime rétorquer en ricanant : « Eh ben c’est c’lui qui l’dit qui y est ! ».
Les écoles d’arts martiaux ne furent pas épargnées. Les deux principales écoles en scène dans Ken, l’école du « Hokuto » (école dont Ken est l’héritier et dont la technique consiste à s’attaquer aux points vitaux de l’ennemi pour le détruire de l’intérieur, en une sorte d’acupuncture mortelle) et celle du « Nanto » (technique opposée à celle du Hokuto, car consistant en coups externes anéantissant l’adversaire par découpes ou perforations, ah oui cet anime c’était de l’art je vous dis !!), devinrent pour les doubleurs les écoles « hauts couteaux » et « manteaux ». Ce qui engendra des répliques comme :
  • « Par le Hokuto à viande, je trancherai vos gigots ! »
  • « Je suis le roi du Nanto de fourrure ! »
  • « C’est un des six grands maîtres du Nanto qu’on laisse au vestiaire… ».
Parfois, les doubleurs mixaient les écoles : « La légende veut que, quand le désordre règne dans le Nanto de cuisine, l’héritier du Hokuto de fourrure apparaisse pour ramener la paix ».
D’autres fois ce sont les noms des personnages qui étaient tournés en ridicule : le tragique Raôh, frère et némésis de Ken, se voit appelé Raoul, et quand un personnage demande où l’on peut trouver le chef de clan Ryûga, il se voit répondre « A Montélimar ! ».
Aucune scène n’y échappa, pas même la possiblement plus émouvante d’entre toutes, celle qui voit mourir Rei, le cher ami de Ken, auquel ce dernier rend, dans la version française, l’hommage suivant : « Rei, grand maître de l’école Nanto, ta légende se transmettra à travers les âges : roi du couteau de cuisine, roi du couteau à viande, adieu ami… ».

A vrai dire, j’ai toujours trouvé que ces réparties accentuaient la désespérance de la série.
Mais bref.
Qu’en retenir pour nos best-sellers ? Eh bien il m’est venu une idée, comme ça, en méditant (quoi ?, vous ne me croyez pas capable de méditer ??) sur cette série passée à la postérité après détournement par un groupe de doubleurs n’ayant pour elle que dédain. Je me suis dit qu’il pourrait être intéressant de faire relire et réécrire nos manuscrits par les personnes les plus éloignées possible de ce que nous sommes, des personnes ni plus ni moins compétentes ou formidables que nous mais évoluant dans des sphères dissemblables, qui liraient notre œuvre avec commisération et y apporteraient un recul et un détachement qu’il nous serait autrement impossible d’atteindre. Ça pourrait marcher. Non ?

lundi 2 août 2010

Firmin - Autobiographie d’un grignoteur de livres, de Sam Savage


L’histoire
Dans le Boston des années 60, un rat de librairie dévore des bouquins au sens propre puis figuré et rencontre et/ou rêve des hommes.

!! Attention, la suite de ce post dévoile des infos capitales sur le contenu du bouquin !!

Ma lecture
Ridicule, je sais, mais si j’ai craqué pour ce bouquin c’est uniquement à cause de son aspect extérieur. Le titre d’abord : Firmin - Autobiographie d’un grignoteur de livres, et l’illustration de la couv (un petit rat solitaire occupé à lire, juché au-dessus d’une pile de bouquins). Un bandeau entourant la version poche avec ces mots de l’écrivain Alessandro Baricco : « Si lire est ton plaisir et ton destin, ce livre a été écrit pour toi » a achevé de me tenter. Pas que lire soit mon destin, ni le vôtre, notre destin c’est bien sûr la publication de best-sellers ! Mais en attendant notre destin à court terme reste quand même de lire. Quant au fait que lire soit ou non mon plaisir, disons que ça dépend des bouquins.
Celui-là, par exemple, est inégal. C’est un premier roman, celui de Sam Savage, qui l’a rédigé à plus de 60 ans. Ce n’est pas forcément son premier écrit, mais en tout cas c’est le premier qu’il publie. Ça me fait penser que j’en connais qui atteignent tout juste leurs 60 ans et dont je me dis que si leur plume arrive ne serait-ce qu’au genou de leur verbe j’aimerais assez les lire un jour, alors pourquoi ne pas prendre exemple ?...
Mais je m’égare. D’ailleurs Sam Savage est-il un exemple ? Ah oui ! Non pas que j’aie adoré Firmin, je lui ai trouvé beaucoup de lourdeurs, peu d’humour, des titrailles de paragraphes faussement drôles (« Des avantages de l’alcoolisme. Récit d’une enfance. », « L’impact du génie. »…), une progression qui atteint un pallier et s’y arrête définitivement. Mais figurez-vous que ça se vend, sans beaucoup de promotion d’ailleurs, essentiellement grâce au bouche à oreille paraît-il, et ça se vend même beaucoup et dans pas mal de pays.
Voici donc un véritable best-seller.
Qu’est-ce qui en a fait un best-seller ? Quelqu’un ayant davantage apprécié cette lecture que moi répondrait sans doute complètement autre chose, mais à mon avis son succès tient surtout :
  • à la couv : édition américaine ou française, cette illustration avec un émouvant rat de bibliothèque est spécialement attrayante pour les grands lecteurs, notamment ceux qui développent facilement de l’empathie pour les petits êtres inoffensifs et à la marge ;
  • aux clins d’œil littéraires récurrents, surtout dans la première partie, car, même s’ils ne sont pas toujours ni très subtils ni très recherchés, ils flattent là encore un public de grands lecteurs (d’où, peut-être, ce fameux bouche à oreille) ;
  • à la forme autobiographique désabusée, même si elle ne parvient pas à nous arracher une larme (en tout cas pas à moi) ;
  • à l’auteur : vous n’entendrez jamais parler de ce bouquin sans qu’on vous mentionne son âge et le fait qu’il s’agit de son premier roman. Ce genre d’histoire plaît, semble-t-il.
A lire alors ? Moui, comme exemple de recette d’un petit best-seller… Et parce que certaines images amusent, par exemple la théorie du narrateur sur la « virilité » de l’acte d’écrire la première phrase d’un récit : il compare cette première phrase à « une sorte d’utérus sémantique fourmillant d’embryons de pages vierges, de bourgeons, fruits du génie, mourant d’envie d’éclore ». Comparaison au demeurant atrocement mâle… (un utérus fourmillant d’embryons fruits du génie, et puis quoi encore !!)


Pour mon best-seller, j’en retiens que :

J’adopterai l’autocritique.
Je vous avoue que j’ai tiqué dès la première phrase, qui commence ainsi : « J’avais toujours imaginé que si, d’aventure, j’écrivais un jour l’histoire de ma vie (…) ». Ouh quand j’ai lu ce « si, d’aventure » je me suis dit que ça allait être sacrément difficile ! Sauf que ce futé de Sam Savage, dès la deuxième page, fait dire à son héros qu’il ne parvient pas à écrire. Firmin se lamente ainsi : « regardez où j’en suis, relisez le début de ce récit (…) : "J’ai toujours imaginé que si d’aventure." Bon Dieu ! "Si d’aventure" ! Vous voyez le problème ? Nul. Poubelle. »
Ah ! Alors la critique est caduque !? Pas complètement, parce que le style reste très ampoulé, quand il n’est pas carrément usé (le second paragraphe commence par les mots : « Tout au long de cette vie de dur labeur »). Mais du moins cet avertissement en deuxième page nous autorise à imaginer que ces figures pompeuses sont peut-être délibérées, qu’elles sont là comme confirmation des propos initiaux du nar-rat-eur. Avouons que, souvent, on en doute.

J’adopterai les illustrations salvatrices.
Le rat Firmin, qui nous raconte sa vie, dresse un autoportrait tout sauf élogieux. Il se décrit laid, sournois, obsédé sexuel, tandis que son discours nous le présente imbu de lui-même, se complaisant dans l’auto-apitoiement, vaniteux, présomptueux, faillible. Les illustrations de Fernando Krahn (celle de la couverture et quelques autres qui habillent les chapitres) l’humanisent, le faisant apparaître vulnérable, attendrissant. Bien joué.

Je ne m’autoriserai pas pour autant à trop accabler mon narrateur.
Cela ne me pose pas de problème qu’un héros soit présenté à répétition sous un jour essentiellement défavorable, à condition que l’auteur ne cherche pas à me faire pleurer sur son sort. Parce que pleurer sur le sort d’un personnage trop peu sympathique, c’est difficile.

J’adopterai l’anthropomorphisme d’époque.
Sortir un bouquin dont le héros est un rat qui se sent différent de ses congénères et rêve de partager sa passion des livres avec un grand libraire, quelques mois avant la sortie ciné de Ratatouille des studios Pixar (Disney), mettant en scène un rat qui se sent différent de ses congénères et rêve de partager sa passion de la cuisine avec un grand chef, si cela ne s’appelle pas avoir le sens de l’Histoire…

J’accorderai autant d’attention à toutes les parties de mon histoire.
Et notamment aux dernières parties. Quand on nous promet « l’histoire la plus triste qu’il ait été donné d’entendre » et qu’une première moitié du livre se fait dans la progression et l’action, on s’attend à une accélération et du drame en seconde moitié. On est donc déçus quand cette progression stoppe net à la moitié du bouquin pour ne plus resurgir.

Je n’abuserai pas des adjectifs.
Car ils alourdissent le récit. Ici, pas un prédécesseur qui ne soit « opiniâtre », une exploration qui ne soit « patiente », un coup d’œil qui ne soit « précautionneux ». En inversé, bien sûr : « j’admirai l’œuvre d’opiniâtres prédécesseurs, effectuai de patientes explorations, jetai de précautionneux coups d’œil ». Zzzz….

Plutôt que d’écrire un rendez-vous raté, j’envisagerai d’écrire un rendez-vous réussi.
Je ne parle pas de happy end hein ! Mais, sans vouloir trop en dire non plus, je trouve que quand on fait miroiter au lecteur une rencontre qui n’arrive jamais, c’est quelque peu frustrant.

Je me méfierai avant d’aborder le terrain de la dénonciation des exclusions en tous genres.
Car il est glissant !!

Je ne m’adresserai pas trop au lecteur.
Je sais, je n’arrête pas de le faire ici. Oui mais ici c’est un blog, pas un bouquin. Ça ne change rien dites-vous ? En ce cas, mes pauvres, ce que je vous plains… Car cette façon de s’adresser directement au lecteur, c’est d’un usant !!

>> Firmin - Autobiographie d’un grignoteur de livres, Sam Savage, illustrations Fernando Krahn, Actes Sud, coll. Babel, 2010, traduction française Céline Leroy, 201 pages