jeudi 24 mars 2011

Mange, prie, aime, d’Elizabeth Gilbert - Best-seller Immarcescible #01


L’histoire 
Changer de vie ? Rien de plus simple : il suffit pour cela d’une année sabbatique à manger en Italie, prier en Inde et aimer en Indonésie ! Méthode testée et très largement diffusée par l’auteur, Elizabeth Gilbert.

Ma lecture 
Bien.
Hem.
Comment dire ?
Bon mettons par exemple qu’on vous propose de lire l’autobiographie d’une américaine gagnant très confortablement sa vie par ses chroniques dans quelque magazine branché, et faisant un jour l’expérience d’une révélation mystique qui la mènera à se convertir au yoga et se choisir un guru. Vous voyez le tableau ? Vous imaginez le style ? Oui ? Eh bien voilà ! C’est ça Mange, prie, aime, exactement ça !
Quoi, c’est trop évasif comme description ? Alors je tente plus direct : Mange, prie, aime a tout simplement l’honneur d’être le premier des tant attendus Best-sellers Immarcescibles dont je vous faisais miroiter ici que j’allais commencer à vous parler. Oui, je sais, ce miroitement date d’il y a un moment déjà et, oui, je vous en ai promis un certain nombre. Mais figurez-vous que certaines expériences ont besoin d’être digérées avant que d’être partagées, surtout celles qui dégoulinent de « pasta, yoga et good karma », puis ce n’est pas si simple de commencer une telle catégorie, même si ce n’est pas non plus très grave d’être taxé d’Immarcescible, après tout. Comme ça fait longtemps, je vous en rappelle tout de même le principe : les Best-sellers Immarcescibles ce sont ces bouquins ultra-vendus que les Martiens ne nous envient pas et qui en viendraient à nous convaincre que la théorie de Brassens sur le pluriel (vous savez, celle qui dit que « sitôt qu’on est plus de quatre on est une bande de cons », mais oui il y a de la place pour la poésie sur ce blog, et, oui, c’est de la poésie, hé, c’est du Brassens quand même !!) peut parfaitement s’appliquer aux phénomènes littéraires.
Mange, prie, aime est donc notre premier Best-seller Immarcescible. Et n’essayez pas de me contredire, vous ne le pourriez pas car il est sans objection possible :
  • 1/ un Best-seller avec un grand B : car il est toujours 13ème sur la liste des best-sellers du New York Times, catégorie « non-fiction », liste sur laquelle il figure depuis 216 semaines (dont 187 semaines n° 1 paraît-il – mais j’ai du mal à y croire, puis qui croit encore à ce qu’il lit sur la Toile ?), et surtout Oprah Winfrey lui a consacré deux émissions, alors avec ça même si on met de côté les traductions dans toutes les langues de l’univers et la transposition à l’écran avec Julia Roberts (au passage, j’ai poussé le sacrifice jusqu’à voir le film et… qu’en dire, si ce n’est que le bouquin n’y est pas trop mal restitué…) ça en fait un incontestable Best-seller ;
  • 2/ un Immarcescible : car on n’a pas le droit, on ne devrait pas avoir le droit d’écrire avec tout le sérieux du monde des phrases comme : « La folie qui dévaste cette planète découle largement de la difficulté qu’a l’être humain à parvenir à un équilibre vertueux en lui. », ou : « Tous les maux, tous les problèmes de ce monde sont causés par des gens malheureux. », sans être au minimum taxé d’Immarcescible. Non mais.
Ceci étant réglé venons-en tout de même au contenu. Passons sur le style, mélange de pseudo-humilité teintée d’autodérision, d’authentique autosatisfaction et de manuel de développement personnel. Quand je pense que cette femme, avant même ce livre, et à en croire ce qu’elle en dit dedans, gagnait déjà grassement sa vie par son écriture, je me dis que les USA sont vraiment un pays formidable. Ok, je suis assez mal placée pour railler maintenant que vous me savez capable d’écrire du sous Coelho. Remarquez, Elizabeth Gilbert en fait aussi : quand elle parle d’expériences mystiques elle est un peu à Coelho ce que Coelho lui-même est à Dan Brown quand il parle de l’Église, c’est dire. Mais donc passons sur le style. Sauf que… à vrai dire de quoi peut-on parler à propos de Mange, prie, aime si l’on met de côté le style ? Je ne vais tout de même pas vous parler de la scène de la découverte de Dieu dans une salle de bain ? Ou de l’épique épisode de transcendance ultime par résistance aux moustiques ? Sérieusement ! Moralité, je crois qu’il me faudra encore un certain nombre d’Immarcescibles avant de comprendre comment ceux-là deviennent aussi des Best-sellers !


Pour éviter que mon best-seller ne rejoigne le rang des Immarcescibles, j’en retiens que :

Je resterai humble. 
Et je n’écrirai donc pas de passages du type :
Ketut me pose des questions sur tout, depuis le prix des voitures au Mexique jusqu’aux causes du sida. (Je fais de mon mieux pour le renseigner sur l’un et l’autre sujet, même si je crois qu’il y a des experts qui auraient pu lui faire des réponses plus substantielles.)
Surtout que lorsque cela arrive après quantité d’affirmations péremptoires sur divers sujets de société, le lecteur finit par légitimement se demander s’il s’agit bien d’humour.

Et d’ailleurs j’éviterai de faire trop d’humour… 
… si tout ce que j’ai à ma disposition est ce type d’humour-là :
Au Liban, une nuit, j’ai été si furieusement malade que je ne pouvais qu’imaginer que j’avais contracté une version moyen-orientale du virus Ebola. En Hongrie, j’ai souffert d’une affection intestinale tout à fait différente, qui a changé à jamais ma compréhension du terme « bloc soviétique ».

Je ferai la guerre à mes réflexes élitistes. 
Je ne parle pas d’élitisme intellectuel ici hein, vous vous en doutez, mais plus prosaïquement d’une sélection par l’argent, d’un auteur dont les miraculeux conseils de développement de vie, qu’il pense universellement applicables, ne sont en réalité accessibles qu’à la fange au portefeuille paré à toute épreuve. Genre : « Vous avez des problèmes dans la vie ? N’y pensez plus, la divinité vous tend les bras, et pour l’atteindre il vous suffit de flâner 4 mois en Italie, puis 4 en Inde et 4 en Indonésie, et là vous verrez comme la vie peut être belle ! ».

J’y irai mollo avec ma belle morale illuminée. 
C’est avant tout cela qui fait de Mange, prie, aime un Immarcescible. Je vous en parlais plus haut et vous redonne les deux citations, plus complètes, et même une troisième pour la route, alors accrochez-vous !
Citation n° 1, où Elizabeth Gilbert explique le pourquoi de la folie dévastatrice :
Les êtres humains naissent avec un potentiel équivalent de contraction et d’expansion. Les ingrédients, tant de l’obscurité que de la lumière, sont présents à égale proportion en chacun de nous, puis c’est à l’individu (ou à la famille, ou à la société) de choisir ce qu’il va mettre en avant – les vertus, ou la malveillance. La folie qui dévaste cette planète découle largement de la difficulté qu’a l’être humain à parvenir à un équilibre vertueux en lui. La folie (à la fois collective et individuelle) résulte de cet état de fait.
Citation n° 2, où Melissa Gilbert (zut, enfin c’est pas ma faute, avouez qu’il y a de quoi se croire chez les Ingalls avec un bouquin pareil !) Elizabeth Gilbert propose une solution à tous les malheurs du monde :
Tous les maux, tous les problèmes de ce monde sont causés par des gens malheureux. Tant dans une vision d’ensemble à la Hitler et Staline, qu’au simple niveau individuel. Même à l’échelle de ma propre vie, je vois exactement où les épisodes malheureux que j’ai vécus ont créé souffrance, détresse ou (à tout le moins) désagréments dans mon entourage. La quête de la plénitude, par conséquent, n’est pas simplement une action dictée par notre instinct de conservation et pour notre seul bénéfice. Elle est aussi un cadeau généreux que nous offrons au monde. Éliminer toute notre misère nous écarte du chemin, nous cessons d’être un obstacle, pour nous-même et pour tous les autres. C’est seulement alors qu’on est libre de servir et d’apprécier les autres.
Citation n° 3, où Elizabeth Gilbert explique pourquoi l’enfer ne peut pas exister en vrai :
C’est là que j’ai su que Dieu nous aime et nous accueille tous, et que rien de tel que l’enfer n’existe dans cet univers, sinon peut-être dans nos esprits terrifiés. Parce que si un être humain brisé et limité est (…) capable de se pardonner à lui-même, entièrement, et de s’accepter, alors imaginez – imaginez seulement ! – ce que Dieu, dans toute son éternelle compassion, peut pardonner et accepter.
Après cela, se trouverait-il encore des voix pour oser dire qu’il ne s’agit pas d’un authentique Immarcescible ?…

> Mange, prie, aime, Elizabeth Gilbert, Le livre de poche, 2009, 506 pages.

dimanche 13 mars 2011

Les yeux jaunes des crocodiles, de Katherine Pancol


L’histoire
Les membres de trois générations d’une même famille, avec leurs querelles de castes, leurs rêves et leurs mensonges, évoluent au début des années 2000, certains d’entre eux portés par le soutien des étoiles, d’autres guettés par des crocodiles aux avides yeux jaunes.

Ma lecture

J’ai pris mon temps avant de m’intéresser à la saga de Katherine Pancol. Alors que le troisième tome (Les écureuils de Central Park sont tristes le lundi) sort en version poche, je viens seulement de lire le premier, Les yeux jaunes des crocodiles. J’ai donc pris mon temps. Et pourtant, je n’avais pas conscience d’avoir tardé à ce point. Car de toute évidence je l’ai lu trop tard. Ces jeunes femmes prénommées Joséphine et Josiane, ces pas si jeunes mais pas vieux Marcel, René ou Ginette, ces références à Jackie BKO, Scarlett O’Hara ou aux tableaux d’honneur de l’école, cet argot Belle époque, ces expressions qui n’ont plus cours, c’est net : j’ai lu ce bouquin avec 50 ans de retard, au bas mot !
Sauf que non. Il a été publié en 2006 et l’histoire, si je me fie aux quelques précisions temporelles données au cours du récit, est bel et bien supposée se dérouler dans les années 2000. Alors quoi ? Alors le style est daté. Et est-ce un problème ? Eh bien pas vraiment, si l’on fait abstraction précisément des quelques repères temporels et que l’on aborde ce récit comme étant atemporel.
Ce qui est drôle d’ailleurs, c’est que Pancol elle-même moque le manque de modernité d’un des personnages. Ainsi, à un moment, Joséphine se dit, en contemplant son beau-père Marcel :
Il avait une de ces manières de parler : il employait des expressions qui n’avaient plus cours. Avec lui, on voyageait dans les années soixante, soixante-dix. Ce doit être la seule personne que je connais à dire encore « c’est chouette » ou « ça boume » !
Ce qui est en revanche plus perturbant, c’est le côté très creative writing de l’écriture de Pancol (je sais, de post en post je me répète). On jurerait lire un manuel d’écriture active des dialogues. Elle a probablement appris qu’il faut absolument que l’on sente les corps vivre quand les personnages parlent, alors hop que je t’écris au milieu de ce dialogue-ci que Bérengère fait des boules de miettes de pain, et dans ce dialogue-là qu’Iris écrase rageusement sa tarte avec sa fourchette, et quand les personnages ne mangent pas ils se scrutent le visage en parlant, ou retirent leurs gants, ou se grattent la jambe. Ce qui donne au final des dialogues non pas peuplés d’êtres incarnés, mais alourdis de détails fabriqués et n’apportant rien au récit. C’est si travaillé qu’au lieu de donner spontanéité et vie aux personnages, ça met en exergue le fastidieux labeur de l’écrivain appliqué. Et puis, Pancol écrit, décrit tout sur tout. Les sentiments de chaque personne, le passé de chaque personne. C’est d’ailleurs ce que l’on aime par moments, rentrer dans les détails, tout voir par le trou de la serrure, avoir accès à chaque sentiment, chaque manigance, chaque pourquoi et chaque comment. Mais ça ajoute à la sensation d’une écriture laborieuse.
À un moment, dans le récit, l’un des personnages dit que l’écriture c’est 90% de travail et 10% de talent. Eh bien disons que chez Pancol, les 90% se ressentent très fortement. Néanmoins, curieusement, malgré les longueurs, une fin ultra-prévisible n’échappant ni au pathos, ni au mélo et qui tombe à plat, on poursuit la lecture, on s’attache, on veut connaître la suite. Ainsi quelles que soient les imperfections, c’est une lecture qui fonctionne, paisiblement.


Pour mon best-seller à venir, j’en retiens que :


Je rentrerai rapidement dans le vif du sujet.
L’intrigue des Yeux jaunes des crocodiles est extrêmement lente à se mettre en place, la faute en partie à cet excès de détails que je mentionnais plus haut. Non, on n’a pas besoin de connaître en profondeur chaque aspect de la vie de chacun des personnages. Non, on n’a pas besoin de savoir que chez Shirley, la voisine de Joséphine, « on hume le caramel qui blondit, la pâtisserie qui gonfle, le chocolat qui fond, le caramel qui cristallise, l’oignon qui dore et la poularde qui rissole ». On peut à l’occasion nous montrer ces choses-là, mais nous décrire autant de vies, de personnes sur les cent premières pages, cela ne fait que reporter plus encore le début d’une action qui se fait attendre.

J’adapterai le comportement des personnages à leur âge.
Zoé, 10 ans, parle et se comporte comme une enfant beaucoup plus jeune, de 6 ans tout au plus. Hortense, 14 ans, qui a déjà un corps de jeune fille dont elle sait jouer comme une jeune fille, s’autorise pourtant à grimper sur les genoux de son beau-père comme si elle avait 8 ans. L’accumulation de détails de ce genre fait que l’on peine à croire à certains personnages y compris, du coup, lorsqu’ils se mettent à agir conformément à leur âge.

J’amènerai mes descriptions en finesse.
La spécialité de Pancol, c’est de nous montrer un personnage regarder quelque chose, ou penser à quelque chose, pour mieux pouvoir ensuite nous décrire ce quelque chose.
Elle va par exemple écrire : « Et pendant que Josiane déroulait la vie et la carrière de cet employé qu’il avait à peine remarqué, Marcel Grobz revivait la sienne. », et faire suivre cela d’une longue description de la vie de Marcel. Ou bien elle va écrire, en parlant d’Iris : « Son regard fit le tour de la petite pièce élégante, raffinée, aux boiseries claires où elle aimait se réfugier. », puis va nous infliger une longue description de la pièce. À la page suivante elle va nous dire que les yeux d’Iris se posent sur un tableau, et enchaîner sur une interminable description du tableau.
Le procédé est d’autant plus agaçant qu’employé un nombre invraisemblable de fois, et, l’apprend-on en page 346, de façon parfaitement consciente. En effet, vers la moitié du bouquin, alors que Joséphine réfléchit à la façon dont elle va écrire son roman, elle se dit qu’à un moment son héroïne, Florine, va se retirer dans sa chambre. « Et là, écrit-elle, je décris sa chambre : ses coffres, ses tentures, ses icônes, ses bancs et escabeaux, son lit ». Subtil, dites-vous ?…

J’éviterai de donner mes astuces d’écriture.
À plus forte raison si je les applique dans le bouquin en question. Cela vaut pour les descriptions, comme mentionné juste avant, mais cela vaut aussi pour la façon dont Pancol pratique l’ellipse. En page 364 elle fait dire à Iris, parlant de l’écriture d’un roman : « Tout doit couler, tout doit avoir l’air d’être écrit sans effort pour que le lecteur puisse s’engouffrer et faire son miel. Laisser des trous, faire des ellipses… » Bon vous aurez compris qu’il n’y a pas beaucoup de trous dans Les yeux jaunes des crocodiles, la plupart du temps on sait absolument tout des détails des actes mais également des pensées de chacun. Cependant, entre chaque chapitre Pancol opère une légère ellipse de temps. C’est donc ça, son truc pour que nous lecteurs fassions notre miel… Humhum…
Autre secret de fabrication qu’à sa place je n’aurais pas dévoilé : l’origine de son inspiration. À la fin du bouquin, elle prend la peine de livrer une bibliographie, où l’on découvre qu’elle a lu une douzaine d’ouvrages sur le Moyen âge (époque qui tient une part importante dans le bouquin) ainsi que… 2 articles du New York Times sur les élevages de crocodiles (qui tiennent également une part importante dans l’histoire), les deux publiés en octobre 2004. Et là on se dit qu’elle se moque de nous, qu’elle n’a pas pu se baser uniquement sur la lecture de deux articles du New York Times pour écrire son histoire. Pourtant en page suivante, page de ses remerciements, elle enfonce le clou, en expliquant comment lui est venue l’idée de ses principaux personnages (on apprend qu’Hortense lui est venue d’une silhouette entrevue dans un magasin de chaussures) et où elle confirme « J’ai rencontré les crocodiles à New York dans les pages du New York Times ». Quand on vient de passer plus de 600 pages avec des personnages, cela brise légèrement la magie. Alors si je choisis de délivrer mes recettes d’écriture, je penserai au minimum à le faire en début de bouquin, afin qu’après les lecteurs oublient, et que les derniers mots qu’ils liront du livre ne leur dévoilent pas à quel point mes personnages n’existent pas.

> Les yeux jaunes des crocodiles, Katherine Pancol, Le livre de poche, 2007, 666 pages.