dimanche 21 août 2011

Georges Brassens face à Philippe Némo : musique, rythme et inspiration


En cet ultime jour de l’expo Brassens à la Cité de la musique, je ne peux pas ne pas vous parler d’une interview qui y était proposée à lécoute, autre que celle où Georges Brassens et René Fallet évoquent leurs lectures, une interview particulièrement précieuse du poète par Philippe Némo pour France Culture, en 1979.
Brassens y parle musique bien sûr, chansons, modernité, y livre son goût des sciences, son indifférence au confort. Il dit ne pas se considérer poète, et se sentir loin du fin gourmet, pince-fesses et grand buveur qu’on imagine, se décrivant plutôt comme « un anthropoïde frugivore ». Il s’y exprime avec son éternelle mesure, pudique et délicat (« Je n’édicte pas de loi, dit-il, je dis ce que je crois penser »), n’échappant pas toutefois à quelques bouffées d’orgueil (il explique ainsi qu’il est très difficile de chanter Oncle Archibald ou Je me suis fait tout petit, que le public ne peut pas le faire, que seul un musicien peut le faire – ce qu’il illustre en en chantant des extraits avec force involontaires fausses notes, remarquées par Némo, auquel Brassens réplique qu’il « est très fatigué ces temps-ci »).
Comme à chaque fois qu’un grand auteur parle création, il y a matière à s’inspirer. D’autant plus que Brassens est, il le dit lui-même, « quand même un musicien un peu des mots aussi ».
Je ne résiste donc pas au plaisir de vous restituer de larges extraits de ces entretiens…


Apprendre des autres 

L’une des pensées de Brassens, facilement applicable et qui, j’ose la comparaison, n’est pas sans lien avec ce que je proposais pour tous ceux, dont moi, qui n’ont pas la chance d’être des natural born writers, concerne l’enrichissement au contact des autres. Par l’écoute :
Comme école, j’ai d’abord eu mon oreille. Mais c’est très suffisant pour la musique, l’oreille. Sans doute pour le reste aussi. Il est très possible qu’un analphabète, placé au milieu de gens cultivés, puisse devenir à son tour cultivé lui-même rien que par l’oreille, rien qu’en écoutant les autres, (…) on prend ça comme on prend l’accent.
Comme par la lecture :
En arrivant à Paris, en 1940, j’avais 18 ans, j’ai passé mon temps à la bibliothèque du 14ème [ à lire les poètes ], et là je me suis aperçu que j’étais absolument nul. Alors je me suis demandé si, en lisant les poètes, je n’arriverais pas à acquérir, sinon leur génie, du moins (…) à ornementer un petit peu mon esprit de manière à écrire des chansons un peu meilleures que celles que j’entendais quotidiennement à la radio.

De l’inspiration… 

Moins applicable mais partagée par tant d’entre nous lorsque nous tentons de créer, est cette considération sur l’inspiration :
Quand on se met à penser à quelque chose, on finit quand même par trouver au fond de soi des choses dont on ne soupçonnait pas l’existence. Très souvent, une idée me vient comme ça qui me tombe du ciel. Enfin peut-être pas de si haut, mais enfin qui me tombe de quelque part. Un truc m’arrive (…) à la suite d’une réflexion sur laquelle je n’ai aucun contrôle. Une partie se passe dans l’inconscient quand même. Des choses se font un petit peu à votre insu, des choses cheminent toutes seules en vous puis, à la suite d’une conversation, d’une lecture, d’une rencontre, d’une affiche, une idée peut vous venir.

… et des thèmes 

Alors que Némo l’interroge sur les thèmes de son œuvre, parmi lesquels il repère la mort, la femme, la charité, le peuple, Brassens a cette répartie qui pourra soit effrayer, soit ravir les apprentis écrivains que nous sommes : il n’y a presque pas de thèmes.
Ainsi l’expose-t-il :

Il y en a combien, de thèmes ? Il n’y en a pas beaucoup plus. Il y a la patrie, il y a la nature, quels sont les autres thèmes ? Il n’y en a pas 36. (…) Les thèmes sont rares. Je crois les avoir tous plus ou moins bien traités, parce qu’il n’y a pas de thèmes. La nature, l’amour, Dieu, la vie, la mort. Bon, ben l’amitié, l’amour, la fraternité, la solidarité, ce que Monsieur appelait tout à l’heure la tendresse à propos de la femme avec qui on vit, tout ça c’est la même chose, il n’y a rien d’autre. Enfin il y a peut-être d’autres choses mais ça m’a échappé jusqu’ici.
Qu’écrire alors, s’il n’y a pas de thèmes ? Facile : suivre Lao Zi, et trouver sa voie ! Car comme le dit Brassens : « chacun a sa façon de traiter les thèmes éternels ».

La musique des mots 

Le moment peut-être le plus mémorable de cette interview est celui où Brassens se lance dans une fantastique démonstration de l’aspect ternaire du vers français.
Il explique que, exactement comme l’alexandrin français est en 6/8 (« Ô rage ! Ô désespoir ! Ô vieillesse ennemie ! »), le vers français est en 6/8 – ainsi que l’est d’ailleurs sa musique favorite.
En les chantant à Némo, Brassens met en évidence les similitudes des rythmes de Perrine était servante, de La mauvaise réputation, de Zimmerwald (« La parole de Lénine  / De Liebknecht et de Rosa  / Retentit dans les champs, les casernes, les usines  / L’ennemi est dans notre pays ») et de Auprès de ma blonde. « C’est le rythme français par excellence, explique-t-il, et c’est aussi le rythme du vers français ».
De Gaulle, dont je vous disais ici que, dans Les arbres qu’on abat, il déplorait face à Malraux ne pas parvenir à se défaire du ternaire dans ses écrits, ne l’aurait sans doute pas contredit.

Se réécouter… 

À la question de savoir si, en tant qu’auteur, on peut jouir de son œuvre aussi bien que l’on jouit de celle des autres, Brassens répond :
Non, car il y a une petite part, si infime soit-elle, de fabrication dedans, qui m’enlève un peu de plaisir, un peu d’attention. Quand je reçois la musique d’un autre je la reçois toute faite alors je suis entièrement disponible. Quand j’écris une musique, je ne suis pas entièrement disponible, le frisson est moins grand. Mais il faut qu’il y ait une espèce de frisson, je ressens une espèce de frisson que je ne ressens que très rarement ailleurs.

… ou être réécouté 

Cette part de fabrication qui peut lui ôter du plaisir est néanmoins nécessaire. Brassens raconte passer beaucoup de temps sur chaque chanson, car la difficulté consiste, selon lui, à créer un morceau qui soit non pas écouté, mais réécouté :
Il me faut à peu près un mois, pour faire une chanson. Pas pour la faire, mais pour la refaire. Comme je chante pour être réécouté, je fais attention à ce que j’écris. Parce que quand on chante pour être écouté une seule fois, [ ça va ], mais quand on chante pour être réécouté, c’est l’épreuve la plus difficile, il faut tenir le coup. Alors il faut quand même soigner ce que l’on écrit. Et très souvent les choses écrites d’un seul jet, comme ça, et qui satisfont l’oreille du premier coup, ne résistent pas longtemps.

Cela ne peut que valoir pour les écrits que l’on destine à être relus.
Mais bien sûr, avant que d’être réécouté, relu, déjà faut-il avoir été écouté, lu. Or Brassens explique qu’il est toujours difficile d’entrer dans une nouvelle œuvre, en ces termes :

On entre toujours difficilement dans… des choses qui ne sont pas des moulins quoi. C’est toujours difficile. Pour entrer dans mes chansons il faut faire un petit effort, il faut être un peu mon complice. Si on n’est pas mon complice, on ne peut pas y pénétrer. Parce qu’il faut faire au moins la moitié du chemin. Il faut que le public ait du talent. Enfin il faut que le public ait le même talent que moi, ou presque. Je crois que les gens qui m’aiment bien ont à peu près le même talent que moi.
On aimerait tant pouvoir lui donner raison…

2 commentaires:

  1. Ou puis je me procurer Brassens face à Philippe Nemo

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  2. Le CD est en vente à la médiathèque de la Cité de la musique, j'imagine qu'il l'est ailleurs, vous pouvez également tenter le site de l'INA (www.ina.fr), je pense qu'il est disponible parmi leurs archives.
    Bonne chance !

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