mardi 31 août 2010

La physique des catastrophes, de Marisha Pessl



L’histoire 
La jeune Bleue Van Meer, surdouée et sur-cultivée grâce à l’éducation d’un père charismatique, érudit et idéologue, vit le monde à travers lectures, citations, références, tantôt Jane Eyre, tantôt Emily Dickinson. Mais un jour elle se retrouve témoin d’un drame.

Attention, la suite de ce post dévoile des infos capitales sur le contenu du bouquin !

Ma lecture 

J’ai abordé ce bouquin avec trois préjugés favorables. Le premier car l’héroïne se prénomme Bleue, ce qui me l’a rendue d’emblée sympathique, pour des raisons qui ne regardent que moi. Le second parce que l’auteur, Marisha Pessl, pas loin d’être aussi jeune que son héroïne lors de l’écriture de ce roman, s’adonne régulièrement au cor d’harmonie, ce qui me l’a également rendue d’emblée sympathique (là encore pour des raisons qui ne regardent que moi, même si toute personne dotée d’une oreille valable ne peut que se ranger à mon a priori favorable). Le troisième car ce bouquin est la preuve par l’exemple du bien-fondé de ce blog : Bleue Van Meer vit de lectures, le récit est découpé en chapitres portant chacun le titre d’un classique différent (Les Hauts de Hurlevent, Madame Bovary, Moby Dick, Cent ans de solitude, Le Procès…), si bien que la table des matières ne s’appelle pas « Table des matières » mais « Lectures obligatoires ». Les références à des bouquins (ou thèses ou films ou œuvres d’art en tous genres) sont légions, que ces bouquins existent réellement ou non d’ailleurs ; les personnages empruntent leurs noms à ceux de livres ou films (Bleue et son père s’appellent « Van Meer », nom qui rappelle celui de Van Veen, héros de Ada ou l’ardeur, livre de Nabokov maintes fois cité dans La physique des catastrophes, un autre personnage s’appelle d’ailleurs Ada, et le personnage féminin pivot du livre s’appelle Hannah, presque comme l’Anna de L’avventura d’Antonioni, avec qui elle n’est pas sans autres points communs) ; et la jeune Bleue s’appuie sur une profusion de citations pour nous raconter son histoire. Cerise sur le gâteau, elle tourne en ridicule un ressort à la deus ex machina que j’avais moqué ici à l’occasion d’un post sur L’échiquier du mal, de Dan Simmons : quand Bleue se retrouve perdue en forêt, elle se dit : « Je me rendais compte qu’il était aussi peu probable que je trouve des campeurs équipés d’une radio qu’une Jeep Wrangler neuve dans une clairière avec les clés sur le contact et le réservoir plein. » Pour rappel, les héros de Dan Simmons, eux, dans une situation similaire, trouvaient non seulement la Jeep neuve avec les clés sur le contact et le réservoir plein, mais également le pack de canettes de bière !
Bref, d’emblée une amie de lire-pour-écrire.
Et à part ça ? A part ça, dans l’ensemble, La physique des catastrophes fonctionne pas mal du tout. Bleue est un personnage original et bien tracé, son esprit virevoltant, sa curiosité intellectuelle, sa réflexion par références et comparaisons pleines d’imagination séduisent, son discours d’ado surdouée et néanmoins pétrie de certitudes convainc. Le récit est habilement construit, très maîtrisé, pensé, documenté, travaillé. Le style est saturé de satire et d’humour. Et, l’érudition abasourdit. Jusqu’à l’écoeurement parfois. Toutes ces références bibliographiques, souvent drôles, à la longue usent, on en oublie Bleue pour deviner l’auteur, Marisha Pessl, dont on se demande alors si son but était d’étaler sa fantastique culture, ou bien de se cacher derrière des auteurs confirmés plutôt que d’oser ses pensées propres. Et parfois on ne voit plus ni Bleue ni Marisha Pessl, mais citations-du-monde.com, et là c’est franchement dérangeant. Idem pour les omniprésentes comparaisons et métaphores : au début amusantes car si originalement imagées et fantasques (« Papa attrapait les femmes comme certains pantalons en laine attrapent les peluches. » ; « Il m’interrompit d’une voix joyeusement officielle, tel un gérant de magasin sortant de son bureau pour m’annoncer que je devenais à compter de ce jour une cliente privilégiée » ; « Le manteau s’échoua sur son bras comme une gracieuse secrétaire en pâmoison » ; « ses gros pieds cramoisis posés sur le coussin en velours grenat comme des travers de porc servis à un roi »), elles finissent par lasser, détourner de l’intrigue, si omniprésentes qu’on ne peut jamais être dans l’action pure. (Je vous ai déjà dit ce que je pensais de ces écrivains américains qui ne peuvent écrire un paragraphe sans recourir à ce genre de descriptions imagées, souvenez-vous, quand je vous parlais de Ténèbres, prenez-moi la main de Dennis Lehane. Qui signerait une pétition anti-cours de creative writing avec moi ?…)
C’est peut-être la longueur du bouquin qui veut cela. Plus de 800 pages pour une histoire à l’intrigue non pas inexistante mais secondaire (ce qui n’est pas forcément un mal, les scènes de suspense et d’action ne sont pas les plus convaincantes, et celles où l’héroïne exprime de la peur n’en suscitent aucune à la lecture), c’est beaucoup. L’écriture de Marisha Pessl a beau être enlevée et explosive, les longues digressions agacent. Peut-être le bouquin aurait-il gagné à faire un tiers de pages en moins. Cette longueur est d’ailleurs surprenante, pour un premier roman (car il s’agit d’un premier roman, que l’auteur a publié non pas à 60 ans, comme Sam Savage et son Firmin, mais à 26 ans). Preuve qu’il ne faut pas écouter ceux qui disent qu’un éditeur ne publiera jamais un manuscrit de 800 pages, à moins que l’auteur s’appelle Stephen King ou J.K. Rowling, qu’en tout cas aucun éditeur ne publierait un premier roman dont la longueur excessive signifierait coûts de production élevés et risque de rebuter les lecteurs ? Pas forcément. Car, si La physique des catastrophes est un premier roman, il témoigne d’une indéniable maîtrise narrative, au style ébouriffant et qui en prime nous apprend plein de choses, ce qui n’est jamais déplaisant. Parions que l’on réentendra vite parler de Marisha Pessl…


Pour mon best-seller j’en retiens que :

 
J’exigerai une couverture cohérente. 

Encore une couv française qui laisse pantois : photo et quatrième de couv donnent à penser que l’histoire va être celle d’une toute jeune ado (fillette même à voir la photo), alors que Bleue Van Meer entre en dernière année de lycée. Ok on est aux USA et les américains ont une vision toute particulière de l’enfance (une fille de la promo de Bleue parle du jour de la remise des diplômes de fin d'études secondaires comme « du dernier jour de son enfance ») mais tout de même.

Je jetterai mes premiers romans. 

Marisha Pessl dit avoir rédigé et jeté à la corbeille tant ils ne lui convenaient pas un roman noir puis une sorte de roman sudiste avant de proposer à la publication La physique des catastrophes. Bon calcul, qui lui permet de se présenter avec un premier roman abouti, maîtrisé, loin du galop d’essai. Évidemment, il faut pour cela avoir une écriture productive : combien peuvent se permettre, à 26 ans comme à tout âge, de jeter deux manuscrits pour ne publier que le troisième et meilleur …

Je travaillerai mes personnages secondaires. 

Quel dommage que ne gravitent autour d’un personnage principal si riche et original que des archétypes américains. Quel dommage qu’en plus ces archétypes n’aient pas leur discours propre, mais s’oublient tous parfois à parler de la même et si singulière façon que Bleue, à grand renfort de citations de bouquins et de formules à l’emporte-pièce ! (Milton, tombeur de ces demoiselles au QI de misère, cite Argos, chien d’Ulysse dans L’Odyssée ; Miss Brewster, dernière d’une série de conquêtes rivalisant de bêtise pathétique du père de Bleue, entre deux inepties et réactions hystériques et puériles lâche des vérités comme : « Les gens vaniteux ne se pendent pas. Ils se plaignent, ils gémissent, ils font du bruit, mais ils ne se passent pas la corde au cou. »)

Je dévoilerai le nœud de l’intrigue dès l’introduction… 

… si, comme Marisha Pessl, je n’arrive pas à faire autrement qu’écrire plus de 500 pages avant d’en arriver à une scène d’action. Parce que laisser entendre aux lecteurs qu’il va y avoir un drame sera peut-être alors mon seul espoir de retenir leur attention jusque-là. Bien sûr, j’essaierai tout de même plutôt de rentrer plus rapidement dans l’action afin de ne pas avoir à employer ce genre de ressort.

Je penserai à ceux de mes lecteurs qui me lisent avec attention… 

Et donc, je ne prétendrai pas écrire une histoire à fin ouverte, comme dans la littérature ou le cinéma européens, quand je parsème mon récit d’indices sur la plus plausible des fins, par exemple en ne parlant d’un des personnages clés qu’à l’imparfait (comment, ce personnage dont l’héroïne ne parle qu’au passé meurt ou disparaît ?, mais quelle surprise !!), comme dans les romans ou films à gros budget américains.

… Et je penserai à ceux de mes lecteurs qui ont cru à mon histoire. 

Ainsi je ne conclurai pas un récit raconté depuis la première page par l’héroïne, à la première personne, par un épilogue à la troisième personne où l’auteur s’adresse à ses lecteurs en prenant un recul ironique sur l’ensemble de l’histoire. C’est drôle et cela met en exergue certains détails de l’histoire qui pourraient avoir échappé aux moins attentifs des lecteurs, mais ça brise le lien qu’à la lecture nous pouvions avoir noué avec certains personnages et que nous aurions sans cela pu garder intact.
Mais là encore, gageons qu’il s’agit de l’hésitation d’une jeune auteur à se prendre au sérieux. Ce qui nous fait redoubler d’impatience de lire d’autres Marisha Pessl, plus affirmés !

>> La physique des catastrophes, Marisha Pessl, Folio Gallimard, 822 pages, 2009, traduction française Laetitia Devaux

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