jeudi 26 août 2010

Un roman russe, d’Emmanuel Carrère



L’histoire
 

Autoanalyse d’Emmanuel Carrère sur deux années de sa vie, qui le voient se rendre dans la petite ville de Kotelnitch, en Russie, pays de ses ancêtres maternels, sur les traces d’un hongrois qui y resta prisonnier plus de cinquante ans après la fin de la Seconde Guerre Mondiale, mais qui le voient aussi s’interroger sur les ombres de sa famille, sur son rapport avec la langue russe, avec l’écriture, sur une passion qu’il vit et  dont il écrit qu’il s’agit d’amour.

Attention, la suite de ce post dévoile des infos capitales sur le contenu du bouquin !

Ma lecture 

Ce roman russe n’est pas un roman mais une autobiographie, bien écrite, bien construite aussi, croisant avec aisance des tranches de la vie familiale, professionnelle, amoureuse de Carrère, le tout délivré sans réserve, sans tabou. Et sans pudeur. A ce point que rapidement un malaise s’installe. Si dès l’incipit Carrère nous fait les voyeurs de l’un de ses rêves érotiques, le malaise vient plutôt de ces paragraphes où il s’adresse en les tutoyant à sa (véritable) compagne de l’époque, ou à sa (véritable) mère. Rien ne nous est caché, normal puisque dans ce livre Carrère tente de se défaire d’un secret familial qui lui pèse, c’est donc un livre qui se veut anti-secrets, oui mais souhaitons-nous être invités dans tant d’intimité ? Pouvons-nous oublier qu’il nous livre non seulement son intimité mais également celle de personnes qui lui sont ou lui étaient proches, y compris dans les moments les moins glorieux pour elles ?
Le malaise vient aussi de la personnalité de Carrère, suffisant, définitif, dérangeant. C’est bien le problème de la forme autobiographique, on s’offre au jugement des lecteurs. Or pour moi cela a coincé.
Notamment dans son récit de sa relation avec Sophie, cette femme dont il répète tant qu’il l’aime, mais avec qui sa relation semble tenir davantage de la passion physique narcissique, exhibitionniste, destructrice, possessive, malsaine, sadique. Ses descriptions et analyses de leurs déchirements amoureux sont les passages qui peut-être résonnent le plus en nous, ceux auxquels il est le plus aisé de s’identifier. Mais également ceux qui donnent de l’auteur l’image la moins flatteuse, jusqu’à la gêne. Quand il parle de Sophie il écrit : « J’aime le regard des commerçants, des clients du café sur elle, sur sa beauté. (…) J’aime qu’on m’envie parce que c’est moi qu’elle aime. » Il dit plus loin qu’il aime se montrer auprès de ses amis avec elle, sentir que les hommes de son entourage l’envient, jusqu’à ce que survienne « le moment, à table, où quelqu’un demande à Sophie ce qu’elle fait dans la vie et où elle doit répondre qu’elle travaille dans une maison d’édition qui fait des manuels scolaires, enfin parascolaires. (…) J’aimerais mieux qu’elle puisse dire : je suis photographe, ou luthière, ou architecte ; pas forcément un métier chic ou prestigieux, mais un métier choisi, un métier qu’on fait parce qu’on aime ça. Dire qu’on fait des manuels parascolaires ou qu’on est au guichet de la Sécurité Sociale, c’est dire : je n’ai pas choisi, je travaille pour gagner ma vie, je suis soumise à la loi de la nécessité. (…) Pour moi qui dépends si cruellement du regard des autres, c’est comme si elle se dévaluait à vue d’œil. » Certes c’est honnête, direct. Mais bon…
Carrère s’agace aussi que Sophie utilise des expressions comme « je pose une semaine de congés », que ses amis en utilisent d’autres comme « sur Paris ». Mais il aime l’imaginer faisant une grande randonnée, pense à la chance des hommes qui alors la croiseront, quand normalement sur les chemins de GR « on ne croise que des moches », se réjouit de la fierté qu’elle éprouve quand, un soir où elle dîne dans un gîte, il l’y appelle de Russie, pour l’ahurissement des tablées.
Il est fier aussi de leur entente sexuelle, fier qu’elle affiche un visage de « femme bien baisée », fier d’être l’homme qui lui donne cette expression. Il en est si fier qu’il décide de la donner à voir au monde, en lui rédigeant un texte érotique qui sera publié dans un supplément du journal Le Monde au cours de l’été 2002, un texte rédigé à la deuxième personne du singulier, qu’il conçoit comme une déclaration d’amour ultime mais qui n’aura pas exactement les retombées qu’il en espérait.
Il réfléchit à cet échec, se remet en question, se dit qu’il a défié les dieux en se croyant autorisé à faire des paris sur l’avenir, s’interroge sur l’acte pour un écrivain d’offrir ses proches en pâture au public. Et récidive aussi sec en livrant en conclusion de son Roman russe une lettre très personnelle à sa mère.
On pensait bien avoir senti, au fil du bouquin, que c’était à sa mère que tout ceci s’adressait. Mais, comme le lui dit une amie vers le milieu du livre, n’est-il pas légèrement immature « de sortir sa bite comme ça devant parents et enfants » ? J’ajouterais : n’est-il pas encore plus immature de le faire en prenant à témoin le reste du monde ?
Beaucoup de malaise donc. Cependant un malaise qui tient surtout au fait qu’il s’agit d’une autobiographie, impudique, et non d’une fiction. Au fond c’est Carrère, l’homme, qui m’a dérangée. Car Carrère l’écrivain est plus que convaincant. L’analyse des sentiments, revisités avec le recul de quelques années, est souvent subtile, servie par cette introspection jusqu’au-boutiste. Certains passages, notamment en Russie, sont somptueux, et l’écriture pour l’essentiel est pure et belle. Cela aurait été de la fiction que j’en serais peut-être ressortie bouleversée.

J’en retiens que pour mon best-seller :

 
Je m’inspirerai des romans de gare. 

Carrère estime que son récit pornographique publié dans Le Monde et restitué ici est « performatif », dans la mesure où, à l’image de la phrase « je déclare la guerre » qui aussitôt prononcée implique que la guerre est de fait déclarée, lorsque lui écrit « tu mouilles » cela aussitôt « fait mouiller ». Pense-t-il. Ce qui est proprement incompréhensible, venant d’un écrivain qui situe d’innombrables actions de son Roman russe dans des trains ou des gares. Ne s’est-il donc jamais abaissé à feuilleter un des romans à deux sous qui y pullulent et qui lui auraient donné quelques clés sur ce que veulent les femmes ? N’a-t-il jamais non plus eu la chance de regarder A la poursuite du diamant vert, où la trop rare Kathleen Turner s’émoustille et pleure d’émotion en rédigeant des scènes de passion fougueuse à destination d’un public féminin ? Proprement ahurissant étant donnée sa génération ! Et bien dommage pour lui ! Et, plus encore, pour ses lectrices…

En revanche je ne m’inspirerai pas forcément des films racoleurs. 

Vous savez, ces films qui commencent par une scène de sexe très explicite qui n’apparaît pas vraiment justifiée dans l’histoire. Par exemple, la première scène du par ailleurs très regardable 7h58 ce samedi-là de Sidney Lumet. Côté bouquins, si on comprend bien la scène initiale du Baise-moi de Virginie Despentes, on comprend moins le besoin de Carrère d’amorcer son récit par cette description d’un rêve érotique. Choix qu’il semble expliquer cependant vers le milieu du bouquin, où il écrit que « lorsqu’il y a du cul on lit jusqu’au bout, c’est comme ça ». J’ai lu jusqu’au bout. Pas forcément pour ces raisons-là. Mais une technique en valant bien une autre, peut-être se trouvera-t-il parmi vous des volontaires pour choisir de l’imiter...

>> Un roman russe, Emmanuel Carrère, Folio Gallimard, 398 pages, 2008

1 commentaire:

  1. Après avoir lu "La Moustache" qui m'a littéralement scotchée, je viens de terminer "D'autres vies que la mienne" de Carrère. Les critiques que j'en ai lu sur le web (journalistes, lecteurs...) sont toutes très élogieuses sans que j'en ai trouvé une un tant soit peu négative. Du coup, je n'ai pas réussi à analyser ni exprimer mon malaise face à ce livre. Mais voilà que je tombe sur cet article (fort bien écrit) de Jibidi, qui exprime à la perfection tout ce que j'ai ressenti à la lecture de "D'autres vies...". Impudeur, exhibitionnisme, étalage et complaisance, mégalomanie, démagogie de l'auteur. Evidemment, le sujet de "D'autres vies..." est très grave, mais je ressens comme un malaise face à la démarche de l'auteur qui ne me semble pas si sincère ni louable que ça après tout. Quand Jibidi écrit : "Beaucoup de malaise donc. Cependant un malaise qui tient surtout au fait qu’il s’agit d’une autobiographie, impudique, et non d’une fiction. Au fond c’est Carrère, l’homme, qui m’a dérangée. Car Carrère l’écrivain est plus que convaincant. L’analyse des sentiments, revisités avec le recul de quelques années, est souvent subtile, servie par cette introspection jusqu’au-boutiste. Cela aurait été de la fiction que j’en serais peut-être ressortie bouleversée." cela exprime exactement ce que j'ai ressenti en refermant "D'autres vies..." Merci Jibidi pour cet article qui me déculpabilise !

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