vendredi 20 mai 2011

Les écrivains et l’actualité


Dans L’homme qui tua Liberty Valance, John Ford nous apprenait que lorsque la légende dépasse la réalité, on publie la légende. Mais que publier quand la réalité dépasse la fiction ? Que reste-t-il à l’écrivain quand un homme dont on dit qu’il serait le septième plus puissant au monde est accusé d’une possible agression sordide sur une femme de chambre immigrée ? Que peut la littérature face à la réalité ?
Hasard du calendrier, à l’occasion des cinquièmes Assises internationales du roman, qui se tiendront à Lyon du 23 au 29 mai, Le Monde des livres publie un cahier dédié à la relation d’auteurs à l’actualité.
Et ce que Le Monde des livres et les écrivains interrogés y suggèrent, c’est qu’un auteur ne peut échapper à la réalité. Comme le dit Marie Desplechin, « il faudrait être extraordinairement nul pour ne pas être percé par son temps ».

Ils migrent, donc j’écris
Certains viennent d’ailleurs à l’écriture pour cela, par envie de transmettre le réel. C’est le cas de Fabrizio Gatti, qui, reporter au Corriere della Sera, a choisi d’écrire par besoin de parler des migrants. Prenant conscience du fait que « les journalistes [n’écrivent] sur les migrants que lorsqu’ils [sont] arrêtés ou impliqués dans des affaires criminelles », mais que « personne ne [raconte] jamais (…) les histoires de milliers de femmes et d’hommes qui [vivent] honnêtement bien qu’exploités dans leur travail », il décide d’y remédier, de « raconter les parcours de ces hommes invisibles », de « mettre au jour leurs rêves, leurs peurs, leurs cauchemars, tout ce qui [fait] leur texture humaine ».

Je migre, donc j’écris
La migration peut aussi être une étape dans la vie de l’écrivain. Tahar Ben Jelloun, « écrivain d’origine marocaine installé en France » et fasciné par la société et la culture japonaises, explique : « Qu’on soit physiquement éloigné de la terre natale, dans un exil choisi ou imposé, l’écriture est le recours le plus naturel pour infliger un démenti au réel. L’écrivain (…) installe une distance entre lui et le pays. Il le regarde pour mieux s’en éloigner et s’émanciper par les mots. »
Abilio Estevez, né à La Havane et installé à Barcelone, ne pouvait envisager l’écriture sans l’exil. Il l’explique ainsi : « Lorsque, adolescent, je me mis en tête (…) de devenir écrivain, j’avais la certitude qu’il aurait été préférable d’être né dans n’importe quelle autre ville. (…) Comme je ne pouvais pas m’échapper réellement, je découvris que je pouvais m’échapper par l’imagination. (…) Je me rendis compte qu’écrire, ou me délecter de ce que quelqu’un d’autre avait écrit, impliquait toujours et d’une certaine façon un exil, un confinement, le fait d’être là où l’on ne se trouve pas. » Et finalement il ne se sent aujourd’hui de nulle part : « Ses livres et son imaginaire : là est sa patrie. La vraie. »
D’autres viennent à l’écriture à cause de l’exil, parce que c’est leur unique moyen de se libérer d’images d’une vie disparue. C’est le cas de Gyorgy Dragoman, qui explique : « J’avais 13 ans quand j’appris que nous allions (…) partir en exil. Un départ définitif, sans possibilité de retour. (…) Je regardais tout et tout le monde comme si je les voyais pour la dernière fois. (…) Tout cela eut un effet secondaire intéressant : je me mis à voir des images d’une netteté aussi intense qu’inoubliable, dont je ne pouvais me libérer qu’à travers l’écriture. »
Alain Mabanckou, lui, n’est pas devenu écrivain parce qu’il a émigré. Simplement il a « posé un autre regard sur [sa] contrée une fois [qu’il s’en est] éloigné ». Il précise : « l’émigration aura contribué à ressortir en moi cette inquiétude qui fonde toute démarche de création. (…) L’écriture redevient alors à la fois un enracinement, un appel dans la nuit et une oreille tendue vers l’horizon. »

Littérature et catastrophes
D’autres écrivains sont davantage sensibles aux catastrophes. Soit ils en traitent directement, soit elles leur servent de support à une critique du traitement médiatique ou politique fait de l’actualité. Pour Iegor Gran, qui dans son dernier livre raille la pensée dominante écologiste, un événement de l’ampleur du récent tsunami japonais fait relativiser « le prêchi-prêcha apocalyptique des écologistes. Face à ces désastres qui font des milliers de morts en quelques instants, quelle sottise arrogante faut-il avoir pour penser que le petit geste au quotidien nous permettra de sauver la planète ! »
D’autres élaborent des scénarios-catastrophes reflétant les craintes que leur inspire tel ou tel choix de société. Le fataliste Rodrigo Fresan évoque, dans son dernier roman, une fin du monde générée par « la saturation électrique de l’air que nous respirons, provoquée par l’usage d’une multiplicité de téléphones mobiles, iPod, iPad, Blackberry, etc. »
Peut-être ce catastrophisme n’est-il qu’une solution de facilité. Hartmut Rosa estime ainsi qu’il « nous est aujourd’hui bien plus facile de nous représenter la fin du monde – sous la forme d’une catastrophe nucléaire, virale ou écologique – que d’imaginer une alternative au système dominant ».

Roman et mutations
Ce système dominant, beaucoup y réfléchissent. Il est des écrivains qui se posent la question des mutations du monde, et notamment de la mondialisation. Anne-Marie Garat par exemple, qui explique : « Aujourd’hui, on voit réapparaître des romans longs, des romans d’histoire, comme chez Javier Marias ou Javier Cercas. J’y vois une manière non globalisante de rapatrier des questionnements sur notre devenir dans le monde contemporain et sur sa mémoire. »
Pour Maylis de Kerangal, le lien entre mondialisation et littérature est évident. « Quelle que soit la nature du pacte qui les unit, le roman "provoque" le monde et réciproquement », dit-elle. Et d’ajouter : « C’est précisément ce mouvement de réciprocité, quasi chimique, qui conduit le roman contemporain à faire trace de la mondialisation, à se frotter à elle, à se saisir de ce phénomène tout autant que, simultanément, à être saisi par lui. »
Etienne Klein suggère quant à lui qu’avec l’explosion des télécommunications, nous avons tendance à confondre temps et vitesse. Il pense que la fonction du roman « est désormais de nous apprendre la lenteur, de nous resynchroniser avec notre rythme propre, (…) de nous réconcilier avec la linéarité du temps. Lire, lire vraiment, est l’exact contraire de cliquer. »

J’écris réel, donc je ris !
Pour de nombreux auteurs une chose est certaine : si l’on choisit de traiter du réel, alors il convient de le faire avec humour.
Ainsi que le dit Philippe Djian, l’humour « nous apprend beaucoup sur l’auteur, sur sa capacité à percevoir le monde, à choisir l’angle de vision le mieux adapté, le plus aiguisé, à effectuer ce fin et salutaire décalage qui ragaillardit le lecteur que nous sommes avant tout, et c’est là l’essentiel. »
Pour Aleksandar Hemon, l’humour seul semble à même de révéler la tristesse de la condition humaine : « La vie humaine est une plaisanterie, dont la mort est la chute. Nous essayons de transcender l’Histoire, et l’Histoire nous rit au nez. Nous imaginons notre grandeur, nous sommes fiers de nos grandes réussites humaines, et puis nous mourons en bavant et en divaguant comme des déments, et notre vie inspirera des souvenirs cocasses à nos enfants. »
Selon Goran Petrovic, une littérature ancrée dans le réel et l’humour est surtout expiatoire. Il raconte : « Dans la Grèce antique, notamment à Athènes, existait la coutume de choisir une fois l’an deux hommes qui devaient prendre sur eux les péchés de tous et de les mettre cruellement à mort. (…) Le fait étrange, c’est que ces [hommes] riaient pendant qu’on les menait à la mort. (…) Dans notre civilisation contemporaine, c’est la littérature qui, "au nom de tous", a accepté de mourir. Je me dis aussi que ce rite sacrificiel doit s’accomplir avec force rire et humour. Cela afin de nous détourner de l’idée qu’il s’agit en fait de meurtre ou, mieux encore, de suicide collectif. »
Plus prosaïque, Alan Warner juge qu’il lui est absolument nécessaire, en tant que romancier contemporain actif, de posséder un certain sens de l’humour, « ne serait-ce qu’à titre de mécanisme de défense ». Ses arguments se tiennent : « Deux fois par an, je reçois de mes éditeurs les chèques de mes droits d’auteur. L’aptitude à me tenir les côtes, me pencher légèrement en avant et rire est très importante quand je lis les chiffres qui figurent sur chacun des chèques – en remarquant une fois de plus que les petites cases destinées à inscrire les millions… et de fait, les milliers… sont vides. »

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