dimanche 10 avril 2011

Zadie Smith et l’écriture, en dix points


J’avais quelques minutes à perdre hier midi. J’étais en avance pour un rendez-vous, n’avais pas le temps de m’installer à un café ni d’entreprendre quoi que ce soit de légèrement intéressant. Il fallait pourtant que j’occupe ces quelques minutes. À côté, il n’y avait que boutiques d’un chic dissuasif, et une maison de la presse. Celle-ci était aussi guindée et ordonnée que les boutiques de luxe, et l’homme à la caisse ne m’aurait pas davantage épiée si ses articles avaient valu 1000 euros pièce (ce qui n’était pas loin d’être le cas de ses agendas et cahiers à spirales). J’ai malgré tout réussi à y passer trois minutes complètes avant d’en ressortir, me sentant trop inopportune.
Pendant ces trois minutes, j’ai feuilleté le dernier numéro de Books. La couverture annonçait un témoignage de Zadie Smith sur l’écriture, et vu que j’ai lu tout Zadie Smith (bon, ok, elle n’a encore publié que trois romans, n’empêche que je les ai tous lus !) et vu que rien ne vaut un témoignage d’écrivain sur l’écriture, j’étais prête à envisager d’investir les 6,50 euros que coûte un numéro de Books pour lire l’article « Comment j’écris » signé Zadie Smith.
Sauf que j’avais suffisamment de temps à perdre pour prendre celui d’ouvrir Books, de le feuilleter jusqu’à la page dudit article et d’en lire les premières lignes. Et là j’ai réalisé que l’article m’était familier. Car il s’agissait de la retranscription d’une conférence donnée par Zadie Smith en 2008 lors d’un programme d’écriture organisé par l’Université de Columbia, qui avait déjà été publiée par The Prospect en 2009, et que j’avais alors lue.
Conférence intéressante, où Zadie Smith évoque son travail d’écrivain en dix aspects.
La retranscription en VO de The Prospect est toujours disponible sur leur site Internet, gratuitement, ici.
Mais ne vous inquiétez pas, je ne vais pas vous laisser comme ça. C’est que je vous connais, je sais que maintenant que j’ai commencé à vous en parler vous voulez l’info tout de suite, et non pas plus tard en anglais sur le site de The Prospect, ou plus tard encore en français lorsque vous serez passés au kiosque acheter Books !
Alors hop, rien que pour vous, petit résumé de ce que j’ai retenu des dix réflexions de Zadie Smith sur l’écriture…



1- L’économie appliquée aux écrivains
Zadie Smith distingue deux sortes d’écrivains : les macro-planificateurs et les micro-managers.
Le macro-planificateur est structuré. Il prend des notes, colle des post-its, planifie son intrigue avant même de commencer à écrire. Cela lui confère une grande liberté de mouvement : il peut en effet écrire indifféremment un chapitre ou un autre, sans nécessairement respecter l’ordre chronologique, et il peut modifier des éléments, se séparer d’un personnage ou changer la fin, sans risque pour la structure générale de son histoire.
Le micro-manager, catégorie dans laquelle s’inclut Zadie Smith, commence son roman par la première phrase et rédige linéairement jusqu’à la dernière. Sans forcément, lorsqu’il commence, savoir où il va. Ses 20 premières pages sont donc cruciales, car elles donnent le ton de l’ensemble du bouquin – ce qui implique que chaque mot employé peut radicalement en modifier la tonalité générale. Il n’est pas rare qu’un micro-manager passe des mois voire des années sur ces 20 premières pages, ce qui ne l’empêchera pas d’ensuite boucler le reste du roman en l’histoire de quelques semaines.

2- Nos convictions en écriture… et leurs fluctuations !
« Souvent, écrivain varie », suggère Zadie Smith. Et c’est un véritable drame. Imaginez que vous passiez trois ans à bûcher sur un roman, convaincus, par exemple, qu’une histoire se doit de dévoiler le moindre secret personnel, politique ou historique. Maintenant imaginez que, deux ans plus tard, vous soyez a contrario convaincus que, sitôt qu’il n’y a plus de place pour les secrets, nous vivons dans un espace totalitaire. Imaginez comme votre roman initial vous paraîtra alors étranger, pour ne pas dire insupportable !
La bonne nouvelle ? Zadie Smith estime qu’il faut en passer par le rejet d’un roman pour aborder le suivant. Selon elle c’est précisément ce rejet de nos précédentes convictions, et des écrits qu’elles nous ont soufflés, qui nous donne l’allant pour écrire de nouveau, différemment.

3- Lire ou ne pas lire les autres écrivains
Pour écrire, certains ont besoin de s’isoler de tout ce qui peut ressembler à de la littérature. Qu’on leur rappelle que l’écriture existe en dehors d’eux, et c’est le blocage complet. Il faut reconnaître que lire par exemple du Le Clézio a son petit côté inhibant.
Engagés dans un processus d’écriture, d’autres prennent le parti de ne pas lire au prétexte que toute lecture risquerait de pervertir leur écriture, d’altérer leur style.
Zadie Smith n’est pas de ceux-là. Quand elle écrit, elle s’entoure de piles de bouquins, relisant l’auteur le plus à même de répondre à ses besoins du moment, de l’aider à équilibrer sa prose. Quant à la perversion du style… elle se situe plutôt du côté d’un John Keats, dévoreur de bouquins, écrivain à la démarche de perpétuel apprenant.
Lire pour écrire, John Keats et Zadie Smith, même combat !

4- Le moment magique
Lorsque l’écriture du roman est bien avancée, peut survenir ce moment magique où, subitement, plus rien n’existe en dehors. Ce moment où l’on peut commencer à écrire à 9h du matin et brusquement réaliser qu’il fait nuit et qu’on écrit toujours, et qu’en une journée on a davantage écrit qu’on ne l’avait fait en trois mois un an plus tôt. Ce moment où tout nous renvoie à notre bouquin, aussi bien une conversation volée dans un bus qu’un article de journal. Ce moment où le monde semble tellement en accord avec notre œuvre qu’on panique : il nous semble impératif de pouvoir être publié là, maintenant, tout de suite !
Zadie Smith en convient, cette étape peut rendre l’écrivain un peu fou. Mais elle lui rend également toute possibilité littéraire accessible.

5- Démanteler l’échafaudage
Bon là, je suis désolée mais on arrive au passage de la conférence de Zadie Smith que mon anglais m’a le moins permis de comprendre. Une histoire d’échafaudages vous voyez, des échafaudages érigés patiemment par l’écrivain pour construire son roman bout à bout, quand l’édifice est encore trop bancal pour se maintenir droit tout seul.
Pour Zadie Smith, ce procédé est une béquille utile… à condition de penser à démonter l’échafaudage une fois l’histoire bouclée. Car les lecteurs n’ont sûrement pas besoin de voir comment on a bâti notre récit.

6- Le test des 20 premières pages
Arrive le moment où, alors qu’elle en est au dernier quart de son bouquin, Zadie Smith relit ses fameuses 20 premières pages. L’amusant, dit-elle, est le peu de confiance qu’un écrivain accorde à ses lecteurs dans ces premières pages. Pour autant que le sache l’auteur, ses lecteurs peuvent parfaitement avoir lu sans problème Thomas Bernhard, ou Georges Pérec, alors pourquoi éprouve-t-il la sensation que, s’il n’explique pas l’intégralité de l’histoire d’un personnage la première fois que celui-ci traverse une pièce, le lecteur pourrait ne pas le suivre ?
Ne jamais sous-estimer la patience et l’intelligence du lecteur !

7- Le point final
Ah, l’euphorie de la toute dernière phrase d’un roman !… Pour Zadie Smith, la félicité ressentie dans les 4h30 qui s’ensuivent justifierait à elle seule que l’on entreprenne l’écriture d’un roman !

8- Prendre du recul
Voici un conseil que Zadie Smith considère comme étant le plus important qu’elle puisse donner, même si elle admet n’avoir jamais été capable de l’appliquer elle-même : toujours mettre son manuscrit de côté un long moment, si possible un an, avant de se relire et de se faire publier. Elle raconte qu’on ne se relit jamais aussi efficacement que deux ans après avoir été publié, quand on se retrouve assis dans une salle de conférence, à dix minutes de faire une lecture de notre propre texte, et qu’alors toutes les répétitions, métaphores inutiles ou autres marques de vanité nous sautent désespérément aux yeux.
Cette relecture lucide, on en est incapable quand le manuscrit est tout juste bouclé, quand les mots nous sont si familiers qu’on n’y distingue plus rien. Et notre éditeur, qui vient d’en lire coup sur coup 12 versions différentes, n’en est alors pas capable non plus.

9- L’épreuve des épreuves
Si recevoir des épreuves avec corrections est une telle épreuve c’est que, lorsque l’on s’est décidé à remettre notre manuscrit, forcément très différent de ce qu’on en espérait, c’est bien qu’on n’avait plus de ressources ni de volonté pour continuer à le travailler. Les épreuves pointent cruellement tout ce qui serait améliorable… malheureusement on en est arrivés à un stade où on ne peut simplement plus.

10- Dix ans après…
Zadie Smith a du mal à se relire. Elle dit n’avoir jamais réussi à relire son premier bouquin, Sourires de loup. Essayer la dégoûte. Elle a fini par réussir à relire son deuxième roman, L’homme à l’autographe, mais à toute vitesse et des années après sa publication. Et là, la nausée a cédé la place à la surprise, car il y a des pages entières qu’elle n’a pas reconnues, qu’elle ne se souvenait pas avoir écrites. Et qui du coup ne lui inspiraient pas trop d’animosité. En relisant son dernier roman, De la beauté, elle dit être parvenue à trouver quelques passages avec lesquels, même avec le recul, elle se sent plutôt en paix.
On le serait à moins…

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